Lutte avec l'insomnie par philippe lhardy

CHAPITRE ZERO



LE GRAND BANGUE.

 

Je hais mon corps. Il ne m'apporte que l'ennui. Il m'oblige à me courber à ses exigences hormonales, exigences que lui même rend irréalisables. Pourquoi devrais-je compenser avec mon esprit mon manque de beauté ? C'est soumettre l'intelligence à l'animalité. En fait il s'agit d'un duel sans merci où, quel que soit le vainqueur, je n'en sortirais pas glorieux.

 

Je ne serais probablement jamais comme les autres. Jamais comme toi. Peut-être que tu peux le comprendre. Je ne tiens pas à me vider de mon dégoût de cette vie, je ne tiens pas à laisser exploser ce que je sens au fond de moi. -

 

Il est six heures. Le soleil pointe déjà son nez et découpe sur les arbres des silhouettes au liseré argenté. Une vitre teintée s'abaisse, mue par son moteur électrique. Une courte tige métallique s'en échappe lentement, deux coups de feux éclatent et le corps de Monsieur Duchène s 'écroule lourdement sur la chaussée.

 

Vous étiez-là qu'avez-vous vu ?

 

L'écrivain a décidé de manière péremptoire, que les deux balles tirées de la Golf GTI grise atteindraient mortellement Monsieur Duchène. Et pourquoi pas vous, monsieur l'écrivain ? A l'autre bout du canon, sous le viseur de la carabine automatique de Art Stanford, cela aurait pu être votre visage... Pourquoi le sieur Art a-t'il tué Edgar Duchène plutôt que vous, écrivain de pacotille ?

 

Vous, lecteur qui attendez patiemment que tout s'exécute sous vos yeux, sans jamais donner un peu de vous même. C'est à vous de faire l'effort de prévenir la police de ce que vous savez du meurtre de monsieur Duchène. Vous connaissez le nom du tueur, c'est déjà plus que tout ce que l'on pouvait espérer. Dépêchez-vous, Art est à vos trousses, il sait que vous savez.


Lutte avec l'insomnie par philippe lhardy

CHAPITRE 1



SURVOL INTRODUCTIF

 

Dans le laboratoire 107 du département médicaments d'une filiale de Rhone-Poulenc, le professeur griffonne sur un papier les derniers résultats de ses tests. Il parait serein et extrêmement détendu. Son plan de carrière s'annonce bien, avec ce qu'il a entre les mains, il pourra réclamer une augmentation. Sa dernière trouvaille, il lui a déjà donné un nom, un nom qu'il a choisi depuis bien longtemps dans un livre de science-fiction, un nom qu'il a gardé dix huit ans dans un repli de son esprit pour le grand jour, un nom de baptème pour un médicament miracle. Et ce jour est enfin arrivé.

" énergitophème je te tiens ! Enfin, il va encore falloir que mon petit-dernier passe la batterie de test pour arriver en pharmacie." pensa-t'il en regardant un erlenmeyer contenant ce que je ne pourrai pas vous décrire autrement que de l'eau dans laquelle baigne le bout d'un pipette prolongée de fils reliés à un appareillage encombrant.

 

Le long de la rue piétonne, les réverbérations sur les vitrines laissent apprécier cette fraiche journée de mars très ensoleillée. Parmi une foule hétéroclite, parfois pressée, parfois d'une agaçante tranquillité, un jeune homme à la tonsure brune se ballade. Il regarde le sol en ne pensant qu'a ses pas. Les dalles disposées géométriquement sur la chaussée marquent lentement des courbes qui finalement se recoupent. Au lieu de défiler logiquement sous ses yeux, ces plaques se tordent telles des éponges durcies soudain soumises à un jet d'eau désordonné.

"Qu'est-ce que ?".

" Les yeux rivés sur ce sol bougeant de plus en plus, je presse le pas; je sens une catastrophe. Mes jambes déconnent à chaque mouvement"

"le sol non seulement bougeait mais il faisait dévier mes pas !" racontera-t'il plus tard à son amie.

 

Mais avant de vous expliquer pourquoi laissez moi planter le décor. On aime bien dans les romans utiliser ces villes dans lesquelles le maréchal Untel a gravé un petit message d'amitié pour ses troupes à la veille de la défaite de machinchose. A Cergy, des taggeurs ont laissé leur mémorable empreinte sur les murs de la gare souterraine, signe d'une guerre acharnée contre la propreté SNCF. En regardant de plus près, de grandes fresques peintes à la bombe tranchent par leur qualité avec les messages de haine que s'adressent des bandes rivales. Un taggeur s'est dessiné lui-même la bombe à la main, fresque murale analogue à celle que l'homme des cavernes réalisait pour dépeindre une chasse réussie ?

 

Votre pensée suit mes mots comme le marcheur s'effarouche de ce mouvement insolite de la chaussée, et dans un éclair furtif de lucidité vous commencez à regretter d'avoir cédé à la pression du libraire. Avec un sourire courtois, il a poussé dans un joli sachet plastique portant sa griffe ce bloc de papier que vous tenez dans les mains. Vous l'avez acheté. Il faut maintenant le lire. Oui je sais, vous là-bas l'avez emprunté dans une bibliothèque, mais celà ne vous empèchera pas d'investir rapidement dans un tube d'aspirines.

 

A l'heure où vous lisez ce livre, je suis mort. Dans mon cercueil de bois ma peau colle aux parois. Pourtant, sur le meuble laqué noir d'une pièce du grenier mes doigts s'escriment sur le clavier à ressorts de mon micro-ordinateur afin de vous servir ce que vous allez lire. Insouciant, je ne sais pas que c'est mon premier livre posthume. Vous riez ? Vous avez tort, il se peut que vous n'arriviez jamais à la fin de ce bouquin : Art vous guette.

 

Nous sommes donc à Cergy. Une fois le lieu fixé ainsi que l'époque (aujourd'hui à la date indiquée sur votre calendrier, oui là juste à côté de vous...), il manque encore un personnage principal. Ce sera Serge Gros. Oui, toi Serge...

 

Serge aujourd'hui se repose, il est dans sa chambre, la musique s'étend au-delà de la pièce mais personne ne viendra fermer sa porte: il est seul.

 

D'un tapotement de doigt sur mon clavier je vous réduis à la taille d'une tête d'épingle et vous fournis comme monture le dos velu d'une grosse mouche. J'ai pris soin de bien accrocher la selle. Ne vous extasiez pas, je ne vous ai pas choisi le nec plus ultra des transports mouchesques. En effet la famille des muscidés comporte bien d'autres spécimens intéressants que la banale mouche domestique, mais ils sont très difficile à trouver dans la chambre de Serge. Une mouche Tsé-tsé vous aurait certainement comblé. Il est vrai que pour un livre qui s'appelle "Lutte avec l'insomnie", cette propagatrice de la maladie du sommeil avait sa place. Hélas on n'en trouve fréquemment qu'en Afrique équatoriale, près des bassins des fleuves Niger et Congo comme l'indique l'encyclopédie que je referme. Et puis vous n'êtes jamais contents. Je vous ai eu une Musca Domestica, il faudra vous faire une raison. Il n'y a pas mieux en magasin actuellement. Vous voilà donc perché sur le thorax de la bête. La selle courbe les poils qui recouvrent le corps de dodo. D'où vous êtes vous apercevez les croissants rouge sombre formés par ce que la perspective vous laisse entrevoir sur son front des délicats yeux composés de Dodo. Dodo est une charmante mouche pour laquelle je me suis pris d'affection. En vous penchant un peu sur le côté droit, vous distinguez le bout d'une patte noire encre sous lequel repose la moquette verte de la chambre. L'aile puissante recouverte d'écailles translucides ressemble à une pagaye de bébé. Votre perspective est stoppée par trois immenses murs à angles quasi droits. Sur l'un de ces murs, vous distinguez nettement ce que vous prenez tout d'abord pour une affiche de dessin animé. Avec plus d'attention un oeil exercé peut reconnaître là la couverture d'une bande dessinée japonaise: Akira. Dodo est donc près d'une bibliothèque. Tant bien que mal vous tournez votre tête vers l'arrière et deux taches jaunes plus loin sur l'abdomen captent votre attention quelques instants, juste le temps pour moi de vérifier que votre équipement est bien en place. Dodo secoue la tête de haut en bas et vous laisse entrevoir alors ses deux antennes disposées entre ses deux yeux. Soudain les ailes battent violemment, la pression de l'air avoisinant augmente brusquement et vos oreilles se bouchent, votre coeur semble vouloir s'inscrire au plus profond de votre ventre. La pièce apparaît alors dans son ensemble, mais vous n'y prêtez guère attention, car Dodo a décidé de commencer son vol avec quelques figures acrobatiques. Cinq longues secondes avant de se poser d'un vol prouvant que la plus courte distance d'un point à un autre n'est pas une ligne droite. Vos yeux se ferment, ce qui ma foi n'est vraiment pas pratique pour poursuivre la lecture de cette page. Dodo s'est posée au plafond. En ouvrant de nouveau les yeux et en levant la tête vers le sol tout en retenant la chute de tous les objets qui remplissent vos poches, vous apercevez une chevelure blonde. Vous n'êtes pas le seul humain à être dans cette galère.

 

Serge pense, il réfléchit très visiblement puisqu'il a adopté sur sa chaise la position du penseur de Rodin. La musique s'imprègne dans son univers. Un disque compact de Dire Straits tourne dans l'appareil. Les deux hauts parleurs communiquent à l'air ambiant leur pression musicale. Les notes s'insinuent les unes après les autres dans la tête de Serge. Pour lui la musique est arrêtée, elle ne signifie plus musique. Dans le passé il avait toujours aimé cette musique et maintenant il ne sait plus s'il doit éteindre. Il se souvient du moment fantastique qu'il avait passé dans les bras de son amie lors de cette soirée, de ses mains si gênées qui refusaient obstinément de se décontracter. Il avait dansé ce slow sans que jamais ses mains ne touchent le dos de sa partenaire, pensant qu'il n'avait au bout des bras que deux araignées assoiffées de chair douce. Le sentiment de ridicule lui étreignait la gorge. Une marionnette en bois n'aurait été plus raide que lui jusqu'à ce qu'il rapproche par saccades nerveuses son visage contre ces joues et qu'elle tourne enfin la tête. Elle l'avait embrassé.

 

Dodo claque de ses ailes de temps en temps parce que vous commencez sérieusement à devenir un poids pour elle. Vous ne représentez pas une charge énorme, mais votre placement sur son corps déséquilibre la distribution des forces sur ses pattes qui sont accrochées au plafond. Pour les besoins du roman je somme enfin ma mouche adorée de se poser sur le bureau de Serge. A ma plus grande satisfaction, Dodo s'exécute. Relaxez-vous, ce n'est qu'un mauvais moment à passer, et puis une fois à destination vous aurez la tête enfin dans le bon sens. Enfin au moins au sens propre.


Serge ressent la douceur d'une main parcourue par de fines veines. Il l'imagine se déplaçant du rebord presque rond d'une table pour se superposer à la sienne. Les rayons lumineux naissants d'une fenêtre proche se reflètent sur les ongles de cette main qui finalement s'endort sur sa cuisse comme une feuille par un jour sans vent.

Brisez-là jeune intrépide ces pensées néfastes à votre esprit. Qui, si ce n'est vous, pourra faire accoucher vos équations du second degré de leur substantifique message ? Voilà d'abord le discriminant, je prends le coefficient du plus haut degré et je regarde son signe s'évaporant dans l'agréable texture de ses cheveux. Ce signe détient tout le message, s'il l'analyse il saura si sa courbe atteint le haut de la vague ou si elle s'envole vers l'infinie douceur d'une de ses caresses.

 

Serge se sent regardé, il hésite à penser car il imagine un tas d'yeux aux pupilles dilatées, scrutant dans son coeur ses idées les plus pures. "Mais qui êtes-vous donc pour pouvoir juger ?" Serge compresse en lui toute sa haine et, tirant une feuille de classeur de son sac en lourd plastique bleu décoré de l'ordre des grimpeurs de l'Oklahoma, commence à mettre du désordre dans tout ce qu'il doit penser. Un bic déjà à mi mangé se blottit sournoisement entre ses doigts et trahit déjà en lettres saccadées cette haine éprouvée. La bile écrase la fine couche de papier, violant sa pureté à la fois dans sa structure lisse et dans sa blancheur uniforme. Puis une fois le mal expurgé comme le jet de sperme blanchâtre d'une branlette , Serge froisse la feuille, en fait une boule de papier qu'il lance avec attention dans la corbeille ajourée. Cette feuille, un jour, vous la lirez.

 

Ce jour-là, comme quasiment tous les mercredis après midi depuis la rentrée scolaire Sophie et Gaëlle parcourent le centre commercial des Trois Fontaines pour s'y raconter toutes leurs histoires personnelles. Mais au fait, qui sont Gaëlle et Sophie ? Des héroïnes, en tout cas pour moi, des personnages secondaires

La porte automatique s'ouvre à l'entrée de Sophie, Gaëlle en franchit le seuil avant qu'elle ne se soit refermée avec un soupir pneumatique. Mac Donald jaillit de la droite au point que d'un coup d'un seul les deux regards se tournent simultanément.

"Il est trop tôt, il n'y a personne".

Gaëlle regarde Sophie en pensant qu'elle devait regretter de ne pas avoir retrouver Julien ici. Gaëlle est alors convaincu que tout ce que dit ou pense Sophie se rapporte à Julien.

Sophie la regarde en retour en pensant que Gaëlle aurait mieux fait d'utiliser un spray coiffant moins odorant.

" Tu as revu Julien ?".

 

Dure journée pour vous, devoir courir du centre commercial jusqu'à l'autoroute, l'espace de quelques secondes, voilà qui en découragerait plus d'un.

 

" Il y a eu vingt-sept morts dans l'accident d'avion qui a eu lieu hier en soirée. La police enquête et la boite noire a été déposée dans les nouveaux locaux de la brigade spécialisée qui rappelons-le vient de recevoir une importante subvention votée par... ".

" Quel inventeur a décidé qu'une fois la cassette finie l'autoradio devait automatiquement se reconnecter sur la station la plus chiante possible ?", marmonne Julien au volant de la R25 qu'il vient d'emprunter à son père après une vive discussion. Il éteint le poste et accélère brutalement. Il ne sait pas quelle surprise l'attend encore. Julien vu de derrière a les oreilles un peu décollées et porte visiblement des lunettes recouvertes par des cheveux aussi peu bouclés que foncés. Dans le rétroviseur central on aperçoit sa figure mal rasée et ses lunettes de soleil cachent ce qu'on aurait pu deviner de ses yeux. On pourrait aussi entrevoir, si on était à la place de Julien, une 4L verte avec un barbu au volant. En vous retournant vous remarquez effectivement les deux phares ronds et le pare-brise quasi-rectangulaire de la 4L qui s'éloigne assez rapidement. L'autoroute est déserte à cette heure. Le siège arrière de la 25 s'enfonce très peu et la forme imprimée dans le dos vous siée bien, seule la ceinture de sécurité ne se connectant pas sur le centre du siège vous repousse vers la porte. Julien incline son pied droit sur la pédale adéquate afin de savoir où s'arrêtera la déviation de l'aiguille du compteur de vitesse. Elle s'arrêtera en fait quand le compte tour flirtera avec le rouge, cinquième vitesse enclenchée. Julien tourne rapidement la tête vers le rétroviseur intérieur, amorce le retour de son regard vers la route puis d'un réflexe brutal ouvre grand les yeux et fixe le contenu du rétroviseur. Julien laisse son attention se fixer sur la figure souriante de Sophie, il risque l'accident.

 

Du satellite américain Viewpoint l'autoroute n'apparait que comme une longue traînée obscure sur les photos prises en orbite géostationnaire. Paris se démarque par une intense zone de petits carrés séparés par des avenues en étoiles. En se rapprochant de la Défense on aperçoit clairement le parvis du CNIT ainsi que la grande Arche qui de haut ne ressemble qu'à un long rectangle. Quelques centaines de mètres plus loin, dans son bureau, Monsieur Abiard range ses dossiers dans en classeur en cuir. Après avoir lancé sa porte de bureau le long de ses gonds, il dit au revoir sa secrétaire. Très jolie cette secrétaire d'ailleurs, la taille fine, des cheveux courts et des lèvres sur lesquelles à chacune de ses lettres 's' la langue vient étaler le rouge réappliqué avec soin tous les quart d'heures de pause. N'y voyez pas de mal, Monsieur Abiard n'a aucune arrière pensée, il aime sa femme comme une enfant aime les bonbons et aucune femme ne saurait l'en distraire. Mais pour l'instant monsieur Abiard monte au volant de sa Porsche et pense qu'il est content de rentrer chez lui de si bonne heure.

 

Dodo, actuellement collée sur la fenêtre fait les cent pas à la recherche d'une sortie qu'elle ne trouve pas, les montants l'emprisonnent dans son carré de verre. Puis au départ de Serge elle décolle brutalement par un looping à peine maîtrisé. Pour suivre Serge du regard votre cou fait prendre à votre tête les positions les plus inattendues. Le torticolis vous guette ! Serge passe devant son lecteur de compacts en forme d'éponge qu'un baigneur soigneux aurait serré en son centre. Son doigt grossit jusqu'à recouvrir entièrement la touche Stop, puis il l'écrase et le son de la musique cesse. Seul le 'Bzzz' de votre monture rompt ce silence nouveau. Un petit escalier en bois descend du couloir donnant sur la chambre de Serge à la salle à manger. Serge s'étale dans le fauteuil en cuir et presse sur le petit bouton rouge de la télécommande. La télévision 'éclaire et le son augmente brutalement.

 

Et maintenant, cher lecteur, que vous le vouliez ou non voici une petite page de publicité.

 

"On s'accorde si bien ensemble, je me sens si bien quand je suis avec toi, tu m'apporte chaleur et douceur. Avec le temps tu as pris tous mes mauvais plis, si bien que tu t'es fait à moi. Peu l'importe ta couleur puisqu'elle me plaît, peut m'importe ton origine pourvu que tu sois clean...

Quand je glisse mes mains dans tes poches, je les sens un peu miennes... Je t'adore même si tu te décolore, car dés que tu es lavé tu sens si bon et tu es si doux que de t'avoir près de moi et de te caresser est un plaisir.

Oh mon jean je ne regrette vraiment pas de t'avoir gardé car grâce à Spleen chaque jour tu es plus doux... Vraiment il n'y a que spleen qui te va. Spleen pour mes jeans c'est clean...

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Gaëlle et Sophie poursuivent leur déambulation dans le centre commercial. Arrivées au bout d'une grande allée, laissant derrières elles quelques magasins de vêtements le chemin s'ouvre sur la gauche. Autrefois sous l'escalator qui mène à l'étage supérieur il y avait ici une fontaine sur le rebord de laquelle les âmes en peine aimaient poser leurs postérieurs pour profiter à la fois du bruit naturel de l'eau s'écoulant par les pompes électriques mais aussi de sa fraîcheur particulière. Aussi peut-être pour abandonner à l'eau un sachet de chouquettes ratiboisé. A cette époque aussi ce qui n'est actuellement qu'un vaste espace publicitaire pour voitures en promotion face au magasin Auchan était une zone de verdure à l'intérieur de laquelle Serge gamin aimait jouer à cache-cache avec ses amis alors que ces parents faisaient le reste des courses. D'ailleurs Auchan n'existait pas et à la place la Samaritaine s'ouvrait en un labyrinthe de produits divers. Sophie sortant quelques instants de sa méditation susurre.

" Julien, non. Il m'a téléphoné hier; il voulait m'inviter cet après-midi à voir un spectacle de cascadeurs je ne sais plus où."

Gaëlle cligne des yeux et hoche la tête. Elle ne comprend néanmoins pas pourquoi Sophie est là alors que ce charmant Julien qui a toujours un mot à dire pour faire plaisir lui a proposé de l'emmener. Elle n'aurait pas refusé, et si au court du trajet dans une aire de stationnement il avait penché sa tête vers elle, elle... Mais elle refuse d'y penser, après-tout c'est après Sophie qu'il court.

" Comment ça ce fait que tu n'y sois pas allée ?"

Sophie hésite un instant, si elle dit à Gaëlle que Julien ne l'intéresse pas elle risque de la blesser. Sophie connaît bien Gaëlle et elle sait combien elle est romantique. Lui dire que cette histoire avec Julien n'était qu'une profonde envie de sortir un peu du quotidien et que maintenant elle préfèrerait le mettre de côté risquait de ne pas être compris. Sophie ne veut pas passer pour une fille sans coeur aux yeux de Gaëlle. Et puis elle pense que Gaëlle n'attire pas spécialement les garçons.

" Mes parents n'ont pas voulus."

 

Laissez-moi vous conter comment cela s'est passé...

 

En cette fin d'après midi de ce mardi ci, le son strident et alternatif du téléphone réveilla monsieur Delarue alors qu'il commençait à s'assoupir en lisant un fort intéressant mais somnifère article sur la comparaison entre la décadence romaine et notre époque. Péniblement levé de son fauteuil il s'expatria de son îlot douillet pour décrocher le téléphone mural. Il pensa quelques instants comme à son habitude qu'il faudrait qu'il en change, il en a vu de beaucoup plus intéressants dans la boutique de France Telecoms dans le centre des Trois Fontaines.

"Allô"

" Allô, euh... Bonjour, Sophie est là ?"

" C'est de la part de qui ?"

" De Julien"

" Je vais vous la chercher"

Jacques Delarue réfléchit une seconde. Julien, il avait déjà entendu ce prénom, peut-être un camarade de classe de Sophie ou bien encore une de ces jeunes qu'elle ramène à la maison avant ou après une soirée. Jacques parcourut le long couloir qui mène à la chambre de Sophie et frappa doucement à la porte. Sophie ouvrit la porte se doutant bien que le téléphone l'attendait "Oui ?...". " Julien au téléphone "

Une fois la conversation avec Julien terminé, Monsieur Delarue dont une oreille distraite mais néanmoins perçante traînait pour capter les mot provenant du combiné mural, s'approcha de Sophie. "Alors, puis-je savoir ce qu'il te voulait ?"

" Il aurait voulu m'inviter à un spectacle de cascade demain."

" Tu y vas avec qui ? Parce que je n'ai pas envie de te laisser sortir avec n'importe qui ! Tu vois de quoi je veux te parler.

" Je n'y vais pas."

" Ecoutes Sophie, ne le prend pas comme ça, c'est ridicule, je te demande seulement..."

" Tu ne me demandes rien tu me fais des reproches avant même que je ne t'ai parlé."

" Ah tu fais encore ta tête des mauvais jours, et bien retourne dans ta chambre on verra cela ce soir au repas si tu es plus loquace."

" C'est cela."

En fait Sophie est contente, si elle veut une bonne excuse, elle n'a qu'à dire que c'est de la faute de son père. Pratique ! "Non franchement pour qui il se prend ce Julien à vouloir l'inviter comme ça du jour pour le lendemain ! Et puis Julien n'est pas un gars sérieux, à part parler des voitures et écouter de la musique il ne sait que faire des leçons de morales !". Elle ne le verra pas demain tant mieux, Gaëlle est vraiment de meilleure compagnie. Et Jacques s'assoupi à nouveau sur son journal.

 

Sophie à la curieuse impression qu'elle doit en dire plus à Gaëlle, que quelqu'un serait en mesure de la trahir. Mais elle n'y arrivera pas. Elles poursuivent leur chemin dans Auchan.

" Enfin mes parents n'ont pas voulus, c'est mon père qui m'a encore questionnée"

Gaëlle ne veut pas trop aborder le sujet, depuis que la mère de Sophie est en voyage d'affaire, son père devient insupportable, enfin à ce que Sophie lui raconte.

" C'est normal qu'un père s'inquiète pour sa fille..."


"Craignez l'Apocalypse, craignez-là braves gens car..."


Les dalles ne bougeaient plus mais elles s'élevaient maintenant en colonnes, et notre grand baladeur de dix-sept ans passés ébahi y reconnu les histogrammes en trois dimensions qu'il avait déjà rencontré au détour d'un de ses livres d'économie. Monstrueuses gigantesques. Ces fameux histogrammes qu'il n'avait pu commenter lorsque le professeur lui avait demandé avec un sourire à peine masqué "Peut-être ces histogrammes vous diront plus de choses que le texte sur l'économie alimentaire en Argentine ?"

 

Avant de refermer ce livre, cher lecteur n'oubliez surtout pas qu'il y a une mouche domestique à l'intérieur qui aurait tout intérêt à ne jamais tacher deux pages de numéros consécutifs car sur chacune de ses pages on pourrait aussi admirer votre silhouette maladroitement peinte à l'encre rouge foncée. Laissez-le ouvert, laissez ses pages respirer l'air pur, ouvrez-le et décoincez ses pages si proches. Au fait, je me permet d'abréger vos souffrances, je vous descends du dos de Dodo. Ne croyez pas que ce soit pour vous faire plaisir. J'ai du le faire suite à une plainte de mon éditeur. Il redoutait le drame et il n'est pas couvert pas son assurance même si le bouquin est bien à l'origine du suicide. Si au cours de cette escapade ailée un de ses lecteurs chéri s'était brisé le cou, jamais il n'aurait assez d'argent pour tenir le choc !

 

Sur l'autoroute en direction de ROUEN la R25 continue sa trajectoire rectiligne sur la voie la plus à gauche. Julien tourne alors brusquement la tête, et il vous voit, assis confortablement sur le siège arrière juste devant lui.

" Mais qu'est-ce que vous foutez là ?". Julien dans ce moment d'inattention ne voit par déboîter la Citroën AX blanche dans laquelle un couple de jeunes retraités discute du mariage de leur petit dernier : "Je me demande bien si on attendra longtemps avant de tenir un de ses enfants dans nos bras" dit la dame aux cheveux pas encore gris. Le choc est évidemment terrible, cent quatre vingt quinze kilomètre à l'heure de taule Renault précipité sur à peine cent kilomètre heure de taule Citroën. Les deux pare-chocs arrivent en contact celui de l'ax éclate le premier, puis toute l'arrière de l'AX se déforme. Une des vertèbres de madame Epoutre se brise. Vous voyez votre face heurter l'appui tête avant mais la ceinture en vous coupant la respiration momentanément vous sauve le relief de votre nez. L'avant de la 25 s'enfonce, les fixations du moteur se plient et le moteur entier recule en pivotant de plusieurs centimètres. Devant le point de contact, l'intérieur de la Citroën gonfle, les sièges arrières touchent le haillon. Le choc a provoqué un mouvement du bras de monsieur Epoutre qui dirige l'AX tout contre le rail de sécurité central, Emile rééquilibre trop tard la trajectoire et l'AX finit sa route en voyant défiler circulairement le paysage. Julien lui s'escrime sur son volant qui lui écrase la cage thoracique, avec toute sa hargne il tente de redresser sa direction pour ramener sa voiture sur la droite. Mais c'est inutile, l'arbre est brisé, les deux roues avant ne sont même plus entraînées par les cardans en porte à faux. Le pneu droit éclate et sa jante racle sur la chaussée en produisant de larges gerbes d'étincelles de limaille. Julien plus que de redresser la voiture la propulse sur le bas côté. Avec la vitesse, en cognant sur le rail de la bande d'arrêt d'urgence la voiture décolle et amorce des tonneaux. Vous cognez d'abord le plafond puis la porte puis plusieurs autres endroits de la voiture, le moins désagréable étant le canapé pour échouer écrasé par le toit. Après le vacarme de la tôle froissée, le silence est encore dérangé par des bruits de freins. Julien ne prononcera rien pour son dernier souffle, il voudrait vivre. Il voit dans un angle du pare-brise très réduit l'herbe verte de la chaussée s'éclaircir et devenir aussi brillante que le soleil. C'est cette dernière image, solarisée, qui restera gravée dans son esprit avant de rendre l'âme. Le spectacle de la tête de julien ensanglantée fut une très belle photographie pour la couverture d'un magazine à sensations. Hélas dira le photographe que je sois arrivé si tard, cela aurait été encore plus chouette s'il avait été dans la voiture. Que je voudrais être secouriste et avoir mis Julien hors de danger, mais les fractures sont trop importantes, et on ne peut plus lutter une fois que la mort a faucillé devant vous. Ce n'est qu'un quart d'heure plus tard, treize minutes pour être exact que les pompiers extirpent Serge de son logis avec une pince pneumatique qui découpe les battants. Un miracle diront les pompiers que ni monsieur, ni madame Epoutre ne soient mortellement blessés alors que l'AX ne ressemble plus à une voiture mais plutôt à une boîte de sardine après un match de foot improvisé. "Mystèrieux et dramatique accident" titera ce fameux magazine.

 

Au fait si vous n'êtes pas mort, c'est sur requète de mon éditeur. Je ne lui avait pas donné l'autorisation de modifier le texte, mais vous le savez bien, il passe après moi et avant l'imprimeur !

 

"Ah encore des ralentissements !" ronchonne monsieur Abiard qui roule très prudemment avec une voiture pourtant taillée pour être une sportive. devant lui une longue file continue de voiture se croise et se pénètre sans cesse pour que quelques voitures gagnent quelques places. "D'habitude les ralentissements ce n'est pas à cette heure-ci en semaine.". Il aperçoit en premier lieu plusieurs policiers en uniforme bleu nuit tentant de faire de la place pour une dépanneuse. Puis à droite sur le bord de la chaussée la carcasse aplatie d'une R25 rouge les roues désaxées pointant vers le ciel très peu nuageux. Il ralentit espèrant comprendre ce qui a pu se passer, plus loin les voitures se serrent à droite pour ne pas emboutir plus ce que quelques conducteurs avertis arriveront à appeler une voiture. Un peu plus loin deux voitures sont stoppées, les conducteurs s'invectivent : " Si aviez regardé la route au lieu de l'accident, vous m'auriez vu arriver !".

 

" Ca va être l'heure de rentrer, il est Cinq heures, le temps d'attraper le bus...". Sophie est habituée, Gaëlle répète chaque mercredi après midi la même phrase.

 

Serge regarde la télévision jusqu'à ce que sa mère rentre. Après mangé il reprend son activité principale et, sans regarder l'heure, les divagations des étranges lucarnes le mèneront à un curieux film de science fiction. Deux heures déjà, il serait temps de se coucher ! "Merde je n'ai pas fini mes maths, et puis elle va ramasser c'est sûr, cette fois-ci je ne peux me permettre de rater ça ". Serge ouvre son agenda et constate avec horreur qu'en plus une interrogation de Sciences naturelles l'attend demain. Et Serge dans sa chambre planche sur ses inéquations du second degré sur le compact de Dire Straits qu'il a mis en continu. "Quelles chiottes !". Lorsque son écriture se trouble, Serge se couche enfin. Il est cinq heures.

 

Et Serge s'endort, il se plonge dans son imagination onirique.

 

Le radio-réveil lance dans les oreilles de Serge la fameuse chanson "Non rien de rien, non je ne regrette rien" d'Edith Piaf, il est huit heures moins cinq et jusqu'à ce soir Serge mastiquera cette musique qu'il n'aime pas particulièrement entre le centre du crâne et les commissures des lèvres. Mais pour l'instant Serge effectue un demi-tour sur lui-même débordant légèrement son lit et regarde le plafond. Sa mère ne le réveillera pas à nouveau il le sait, elle travaille tôt aujourd'hui, quand à son père cela fait bien deux semaines qu'il ne l'a pas vu. Serge songe qu'il est heureux de ne pas avoir de beau-père, il ne le supporterait pas.

 

"Julien Bailles, Julien ?", " Absent donc, personne ne sait pourquoi Julien est encore absent ? Vous lui direz de ma part que ce cours ne se rattrape pas, je ne peux pas me permettre de laisser la salle de technologie ouverte que pour un élève.". Clément après avoir fini ses études avait décidé d'enseigner la technologie parce qu'aucune entreprise n'avait retenu ses projets. Clément apprécie bien Julien et c'est justement cette entente qui agace Clément au travers des absences répétées de Julien. Clément voit en Julien un avenir que lui n'a pas su mener à bien. Mais cette fois-ci Julien a une excuse solide comme un bloc de ferraille tordu par un choc consistant.

 

Eric retire le doigt de son nez qui le grattait depuis une bonne vingtaine de minutes et regarde bien autours de lui. Dans son dos Sophie et Gaëlle écoutent studieusement le cours magistral du professeur de français. Une fois certain que personne ne le regarde il plonge avec délectation son doigt dans sa bouche lisse parcourue par des dents aussi blanches que bien plantées. Vous ne le dénoncerez pas hein ?

 

Serge se retourne en débordant les draps et en découvrant ses pieds qu'il enfouit rapidement dans le rebord de la couverture. Il est maintenant Neuf heures trente, Serge conclut qu'il sera en retard, tant pis, il loupera ce cours...

 

" Rêver d'amour ou aimer rêver sont deux hybrides très inaccessibles à l'explication". Sur cette phrase Gaëlle lève la tête vers le professeur qui la regarde maintenant. Entre ses deux sourcils un pli marque sa désapprobation quand à la façon dont Gaëlle médite ses cours. Lorsque leurs regards ses croisent enfin son visage se radoucit, il sait qu'elle au moins l'écoute. Sophie se voisine triture son crayon comme pour en faire sortir du jus puis, renonçant à sa tâche, subtilise sans se cacher un de ceux que Gaëlle a répandu sur sa table.

 

Dix heure pile, comme à son habitude monsieur Abiard après avoir garé sa voiture dans ce parking de la Défense emprunte les ascenseurs pour se rendre directement à son bureau. Avant de pousser sa porte il s'aperçoit que sa secrétaire n'est pas arrivée. "Elle a du avoir des problèmes de transports" se dit-il. Un tout autre problème accapare sa conscience. Hier il s'est couché de bonne heure, sa femme n'est pas venue comme à son habitude le rejoindre avant qu'il ne s'endorme, en tâtant le lit ce matin il s'est aperçu qu'elle n'a pas dormi à la maison. Le téléphone sonne. Pourquoi justement ce jour-là monsieur Abiard décroche ? Un simple artifice à la Santa Barbara mis en oeuvre par votre romancier...

" Allô, agence Habitabô à l'appareil ". Ce n'est pas dans les habitudes de Robert Abiard de répondre au téléphone, ce qui explique son inaptitude à formuler le classique "Cabinet de monsieur Abiard, consultant pour la société Habitabô j'écoute..." pendant lequel Justine sa secrétaire ne manque pas de se recoiffer.

" Allô Robert, ici ta femme"

Pour un accueil chaleureux en voilà un à mettre en haut du mât de cocagne. Robert se racle la gorge, il est encore plus surpris que vous de cet appel.

" Allô chérie, comment ça-va, je commençais à m'inquiéter à ton sujet..."

" C'est bien la première fois ! Tu ne te demandes pas où j'étais tout ce temps ?"

" Non, mais tu vas me le dire."

" Tu crois que je suis toujours à tes ordres, tu crois vraiment que tout ton argent va suffire pour me garder à la maison. Mais regarde toi avec tes "comme d'habitude". Je suis sûre que si écrivain décrivait ta vie il ne saurait y mettre que des "comme d'habitude". C'est monotone c'est lassant, j'ai donc décidée d'aller voir ailleurs de vivre plus dangereusement comme ce que tu me disais quand nous nous sommes rencontrés."

Robert gardait un calme qui aurait fait peur à un entrepreneur de pompes funèbres.

" D'habitude je n'ai le droit à ce genre de remontrances que quand il y a des invités, tu te paies un extra, tu me téléphones !"

" C'est ça prend-le à la rigolade, c'est grave monsieur Abiard, c'est grave. Si vous ne savez pas choisir qui de votre argent et de votre petit confort ou de votre femme vous manquera le plus alors je vais vous aider... Si tu n'abandonnes pas immédiatement ce boulot pour prendre ces vacances que tu me promets depuis six ans tu peux être certain qu'il n'y aura plus entre nous qu'un avocat."

" Tu parles de divorce ? Tu ferais mieux de te calmer, je sais que c'est dur en ce moment nous n'avons pas le temps de nous voir mais..."

Lui coupant la parole, la chevelure sombre et épaisse de madame Abiard se décoiffe lorsqu'elle secoue le téléphone pour continuer son explication.

" Il ne s'agit plus de temps, il s'agit de parler, tu ne m'as jamais regardée avec envie, comme si je pouvais encore te résister depuis que j'ai osé dire oui. Ce n'est pas une vie, je suis une femme et beaucoup d'homme sont venus me proposer ce que tu ne me donnais pas."

" C'est cela, je ne t'ai jamais offert des bijoux, je n'ai pas fait tout ce que tu as voulu."

" J'aurais voulu que tu me désires et non que tu m'encombre d'objets inutiles, que tu mettes un peu d'imprévu, de gaieté dans cette vie morose où tu te complais."

" Tu aurais du épouser Indiana Jones."

" Quand je t'ai rencontré tu allais refaire le monde, tu avais de grandes idées idéalistes, tu m'offrais des fleurs que tu allais arracher chez le voisin. Tu m'aimais."

A l'intérieur du cerveau de Robert les idées fondent comme le haut d'une bougie léchée par la flamme, une épaisse fumée noire lui bouche les yeux."

" Et tu crois que je ne t'aimes plus ?"

" Si tu veux me le prouver quitte ton travail, laisse tomber et vivons sur nos économies, nous n'avons qu'a trouver quelquechose à faire à deux quelquechose d'enfin passionnant !"

" Laisser tomber mon travail, du jour au lendemain, pour un caprice téléphonique... Tu as bu ou quoi ?"

" Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus..."

le long bruit de la ligne interrompue traverse le cerveau de Robert, figé, incapable d'effectuer le moindre mouvement. Le ciel lui serait tombé sur la tête qu'il ne serait pas plus abasourdi. Il passe alors toute sa matinée la recherche d'un privé qui acceptera de suivre sa femme pour lui fournir un dossier de divorce où il ne perde pas de plumes. Content de lui il se dit qu'il a vraiment bien anticipé ce virage glissant qu'est les dix années de mariage.

 

La craie racle le tableau avec un bruit si aigu que deux ou trois élèves ne peuvent contenir un "Ah" d'horreur. Le professeur casse sa craie pour que cela ne recommence pas et lorsque la craie atteint précisément le tableau on frappe à la porte. "Entrez". Sans ménagement je vous attrape par le col et vous fait passer à travers la porte sans même l'ouvrir. Vous voilà passe-muraille l'espace de quelques mots. De là vous voyez Serge debout face à vous, ses pupilles recouvrent en quelques instant la quasi totalité de son iris bleu-vert, si vous aviez le sens de l'observation et de très bon yeux vous verriez aussi sa tonsure blonde s'assombrir. Du même coup de baguette magique qui vous avait propulsé sur le dos de Dodo je vous replace devant cette page. "Entrez" répète le professeur qui finit par ouvrir la porte. Si monsieur Girut n'avait pas vu la figure de Serge certainement aurait-il crié "Alors comme ça on arrive plus de deux heures en retard !", mais décontenancé par sa face pâle, ses yeux exorbités il lui demande seulement de s'asseoir en silence. L'arrivée impromptue de Serge provoque un brouhaha momentané que stoppe une courte injonction de monsieur Girut. On entendrait alors Dodo voler mais Dodo n'est pas là elle est restée coincée chez Serge. Serge regarde d'abord en direction de Gaëlle, il sort ses affaires qu'il a entassé avec hâte dans son sac sur lequel les grimpeurs de l'Oklahoma son tombés dans la boue à l'entrée du Lycée. Serge réfléchit et ses idées viennent se substituer à sa réalité.

Monsieur Girut s'approche alors de Gaëlle il la regarde dans les yeux, la joue du professeur se colle contre celle de Gaëlle. Fou de rage, Serge se lève, saute sur la table bic à la main. Monsieur Girut attrape et lève Gaëlle faisant signe à tous les élèves de ne plus bouger et lui arrache le joli chemisier à fleur qu'elle a pris soin à s'enfiler ce matin. Il va la..., non il ne va pas la... Serge ne réfléchit plus, c'est tout son corps qui part vers l'avant et son stylo bic vient se planter dans le dos du professeur juste sous l'omoplate, la bile passe entre deux côtes puis après avoir déchiré un petit morceau de poumon vient profaner le sanctuaire de la vie : le coeur. Le sang bien rouge et fluide coule à grand flot, tout devient rouge. Alors que Serge est sur le point d'embrasser son héroïne qui s'est agenouillée, les bras en croix sur ses seins, la voix de monsieur Girut retentit : "N'oubliez pas de faire votre dissertation pour Lundi, sans fautes, quand à vous monsieur Gros soyez à l'heure la prochaine fois, je passe sur cette fois-ci mais c'est la première et la dernière fois". Ceci dit un bruit de sonnerie d'aéroport clos les cours et vient confirmer l'annonce du professeur. Serge secoue la tête, "mais que se passe-t'il donc dans ma tête ?". Gaëlle évite Serge et il ne réussit qu'à balbutier "bonjour" qui n'atteint que Sophie.

 

 

"Agence Malcom j'écoute !".

- Bonjour, puis-je parler à l'investigateur s'il vous plaît ?

- C'est moi monsieur, je suis détective, c'est à quel sujet ?

- Euh... Pour une filature et tout ce qui va avec...

Robert m'avait enfin trouvé. Malcom, un nom d'emprunt évidemment, j'avais choisi de m'appeler Malcom pour détourner l'attention des gens sur le côté sérieux, mais plutôt sur l'aspect américain du détective fouille-merde. C'est le meilleur moyen pour qu'on ne puisse imaginer que je travaille quatre vingt pour cent du temps dans mon bureau entre mon ordinateur et mon téléphone. Avant même de rencontrer monsieur Abiard pour la signature du contrat Malcom, j'avais décidé de grappiller sur mon ordinateur et par des amis bien placés aux renseignements généraux toutes les informations les plus cruciales sur monsieur et madame Abiard. Et c'est là que je compris que de cette histoire, je pourrais peut-être faire un livre.

Hélas, l'écrivain avait voulu que je n'ai pas des moeurs qui lui convenaient. Il m'avait donc dénié le droit de raconter cette histoire à mon propre compte. Malcom est donc un nouveau personnage au même titre que Serge ou Gaëlle.


"Craignez l'apocalypse, craignez-la, Dieu vous attend au virage et après tous vos excès il vous anéantira"

 

Mais en attendant qu'il nous anéantisse avec ses bras puissants profitons de la vie qui s'écoule. Serge décida donc de mettre une bonne fois pour toutes les choses claires avec Gaëlle, de toute façon il n'y avait rien à perdre. Un petit groupe s'était formé dans ce couloir bruyant aux allures de rue piétonne en plein centre-ville. Sophie, Gaëlle, les deux Stéphane et Eric qui regarde Annabelle avec un air entendu s'exclament de stupeur : " Quoi Julien s'est tué hier en voiture, mais comment ?".

 

Serge s'approche donc du groupe et poussant Stéphane glisse un "Julien ?". Ce qui se passe à l'intérieur de la tête de Sophie relève du cataclysme final. Excusez-moi pour la comparaison, mais je n'avais rien de mieux sous la main. J'aurais pu dire comme l'effondrement de la côte des noisettes pilées sous les yeux de boursicoteurs non avisés à Wallstreet ou bien encore comme le bruit assourdissant que provoqua la chasse d'eau lorsque Sophie rentra à trois heures du matin en marchant sur les doigts de pieds pour ne réveiller personne. Mais y auriez-vous senti l'ampleur du drame. Sophie est tellement outrée de voir que je peux blaguer avec ce genre de choses qu'elle me gifle.

 

Non. En tant qu'auteur, j'ai le droit au respect de ma personne, et afin de pouvoir poursuivre mon histoire je suis dans l'obligation de menacer Sophie d'une fin lamentable pour qu'elle n'intervienne plus dans ma vie privée. Je replace donc sa réaction dans le contexte fictif.

 

Elle même se demande pourquoi celui qu'elle ne voulait plus voir devient si important à ses yeux. Elle a envie de hurler de crier à l'injustice, de couvrir les murs d'inscriptions incitant la population à soulever une révolution contre l'indifférence populaire vis à vis des accidents de la route. "Si j'étais allée avec lui il ne se serait pas tué!"

" Ca c'est de la faute à ton père rétorque Gaëlle."

Gaëlle aurait mieux fait de se taire, d'ailleurs elle ne comprend pas que le visage de Sophie se ferme encore un peu plus. Et oui, Sophie, si tu voulais du réconfort de Gaëlle, encore aurait-il fallu lui dire la vérité !

" Tout ceux qui connaissent Julien savent qu'il conduit comme un taré, même moi j'avais peur de monter avec lui ! vocifère Eric qui ne sait pas parler sans crier, une déformation propre aux gens qui en imposent trop peu par leur physique.

" Il est mort, tu mets bien cela dans ta petite tête, il est mort ! Ecoutez, il faut absolument faire quelquechose, je ne sais pas moi, aller présenter nos condoléances à ses parents."

Et toute la classe unanime séchera les cours de l'après midi pour acheter les fleurs. Le geste peut paraître démesuré sachant que seules cinq personnes de la classe connaissaient vraiment Julien. Mais tous savaient combien il aimait être avec eux et tous, excepté Sophie à une certaine époque aimaient se retrouver avec lui. Et les autres ne crachent vraiment pas sur une occasion de sécher les cours surtout Véronique et Anthony le couple d'inséparable qui en profite pour voir l'Amant de Jean Jacques Annaud au cinéma de Cergy.

Enfin Serge peut suivre Gaëlle en toute impunité, il le tient ce moment où il pourra lui parler. Gaëlle se tait, elle qui d'ordinaire soutient une conversation fluide, elle hoquète quelques mots qu'elle ravale au fond de sa gorge avec un petit bruit sec que sa glotte provoque en redescendant. " Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont". Serge déteste ce genre de phrase toute faite, cela veut dire quoi ? Que ceux qui restent sont moins bons, qu'il faut être le meilleur pour avoir le droit de mourir, ou plus simplement que la mort excuse tout ? Cependant Serge ne dit mot, il regarde le rayon de soleil qui se réfléchissant sur les glaces déjà vandalisées du toit de la gare incliné à 45 degrés longeant l'escalator, vient percuter l'oeil de Gaëlle. Serge est à nouveau comme au bon vieux temps, qui ne date que de quelques semaines, avec Gaëlle. Il voudrait, d'ailleurs il va le lui dire...

- Je ne t'ai pas oublié, je...

Gaëlle tourne la tête, regarde fixement Serge souriant maladroitement du coin des lèvres, faisant ainsi saillir ses pommettes et finalement elle dit:

- Tu te sens si seul qu'il faille que tu te décides enfin à me dire ce que tu as sur le coeur.

- Seul, c'est simple à dire pour toi, mais ce n'ai pas moi qui ait choisi d'être seul.

- Ca a blessé monsieur dans son orgueil de grand séducteur, tu crois quoi, que toutes les filles veulent être à tes pieds parce que tu as une bonne tête ?

- Tu m'en veux d'avoir une bonne tête ?

Non, Gaëlle ne lui en veut pas d'avoir une bonne tête, elle lui en veut d'avoir commencé par draguer Véronique dont nul garçon ne peut dire en la regardant qu'elle n'attire pas le regard. Elle lui en veut aussi de ne s'intéresser qu'à ses propres problèmes, lui, toujours lui, comme si elle n'était là que pour qu'il ne soit pas seul. Elle aussi a ses droits.

- Je t'ai déjà dit qu'entre nous c'était fini.

- Et alors ? Cela doit m'empêcher de te dire la vérité, que s'il le fallait j'enverrais tous mes classeurs à la poubelle, que j'éventrerais le prof de français pour que tu me dises que tu veux encore de moi.

Serge pourrait continuer des heures à faire des promesses ridicules, pourvu que Gaëlle comprenne.

- Du mélodramatique maintenant, tu ne peux pas être comme les autres, n'en avoir rien à foutre, je t'embrasse un soir et en te croisant le lendemain dans le car je ne te reconnais pas. Apprends un peu à être moins sensible, tu verras tu t'y feras.

- Tu aimes ça, tourner quelqu'un au ridicule ? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Ou plutôt que ne t'ai-je pas fait ?

- Tu donnes dans les propositions douteuses maintenant. Ecoute, s'il n'y a pas eu plus entre nous c'est que nous ne sommes pas de la même veine, ne crois pas que je tombe aux pieds de n'importe qui vient s'agenouiller devant moi.

- Pas d'autre explication ?

- Non !

- Tu crois que cela suffit pour me convaincre que tu ne veux vraiment plus de moi.

- Ecoute, comme copain tu pourrais être charmant si seulement tu ne me prenais pas la tête avec tes problèmes personnels. Tiens va draguer Sophie, elle en a bien besoin depuis que...

- Mais Sophie ne m'intéresse pas !... Tu es beaucoup plus qu'elle...

C'est vrai, mais pour le moment seulement, la vie est faite d'imprévus...

Gaëlle range cette phrase dans le petit lot des phrases qui lui font plaisir, mais elle n'en perd néanmoins pas le côté démagogique. Elle aime beaucoup qu'on lui dise qu'elle est mieux que les autres, d'ailleurs tout le monde aime cela. Vous, tenez, si je vous dit que vous êtes vraiment le meilleur des lecteurs car vous n'avez pas décroché l'histoire depuis le début cela ne peut vous faire que plaisir. Même si vous venez d'ouvrir le roman à cette page. Tout juste comme le téléspectateur branchant la télévision et entendant PPDA le remercier d'avoir écouté ce journal...

Quelques dizaines de mètres plus loin Véronique embrasse Anthony qui a du stopper sa marche pour poursuivre son étreinte. Ni Véronique ni Anthony ne se posent de questions sur la nature de leur relation, ils sont heureux tous les deux. Anthony propose en voyant une affiche de cinéma à Véronique d'aller voir ce film nouveau. "Tu as de quoi payer ?", lui demande-t'elle sans même réaliser qu'elle lui demande de payer pour elle. Anthony hoche la tête, rien ne lui parait plus normal que de régler, c'était son idée.

Et que pense Eric de tout ça ? Il s'en fout. D'ailleurs c'est son idéologie, il se fout de tout. Eric pense qu'il n'aurait pas du quitter les cours, qu'il y avait une interro de sciences naturelles qu'il avait bien préparée ou il aurait encore pu montrer à ses camarades qu'il exècre d'ailleurs qui est le meilleur. Eric les écrase tous, il les écrase et les ignore. Lui seul sait, il sait il a tout compris, un jour se dit-il je vous gouvernerais tous et vous reconnaîtrez alors que seuls comptent les résultats. Et puis surtout il y a Annabelle. Annabelle en a marre de se coltiner Eric sur le dos, il devient gonflant à la fin, et puis il repousse les garçons qu'elle aurait aimé voir autours d'elle. " Il n'est pas bête, mais il est vraiment moche, je devrais fermer les yeux si je devais m'approcher de lui, je ne le pourrais pas, il ne m'intéresse pas." Si encore elle en tirait une quelconque gloire "Je sors avec Eric, vous vous rendez compte ?", mais elle risquerait de s'exposer aux quolibets. Elle imagine les pires " Tu ne sais vraiment plus quoi faire de tes dix doigts...", " Même en choisissant les yeux fermés tu aurais trouvé mieux, franchement le hasard n'est pas aussi salaud.", " C'est lui ton copain ? Et tu n'as pas oublié la laisse ?", " Si Laurent voyait par quoi tu l'a remplacé !"; puis les sous-entendus " Laurent l'a vu ?", " Il t'a dit que tu étais belle !", " Et à part discuter ensemble, vous vous embrassez aussi ?"... Et puis être avec un garçon moche c'est être certain de n'être pas à l'abris des dragueurs. De toute façon même si elle surmontait son physique, Eric n'est pas pour elle.

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