Lutte avec l'insomnie par philippe lhardy

CHAPITRE 7


A COMPTE DE LECTEUR


Mon professeur de philosophie m'a coincé dans le couloir. " Monsieur Gros, j'ai parcouru votre livre et certaines pages m'ont intéressé, mais je trouve que votre discours reste sinueux et les liens logiques quasi-inexistants. Je ne parle pas bien sûr de votre français qui du verbeux glisse sur le langage de cuisine et de votre aversion pour les mots forts de sens. Quoi qu'il en soit je vous mets au défi de réaliser un texte dans lequel vous arriviez à mettre de manière cohérente sur pieds l'idée que vous vous faîtes du lecteur. Cette réflexion me paraîtrait intéressante.". Ne vous inquiétez plus du paradoxe temporel, nous en sommes pas à un de plus ou de moins.

Dans le but de faire d'une pierre, deux coups voici donc un chapitre entier qui vous est adressé, avec tous les sous-entendus révélés et une construction logique puisque définie sur un plan classique. Dans ce chapitre je vous rendrais tout d'abord responsable de ce livre, puis je tenterais d'expliquer ce qui vous pousse à continuer la lecture d'un tel livre et enfin en synthétisant ces remarques je vous prouverais que ce livre est le vôtre. Voilà professeur, ce plan vous convient-il ? Le principal problème est qu'en respectant ces règles pour tenter d'entamer sérieusement un sujet, il faut s'y attarder et ainsi décourager celui même que l'on tente d'atteindre pour qu'il poursuive sa quête.

Vous êtes comme les abeilles qui butinent les fleurs pour en faire du miel. En vous délectant de mon nectar, vous disséminez mon travail qui pourra se reproduire bien au delà de ses propres possibilités. Les magiciens que vous êtes transforment des traces de poudre noires sur des feuilles blanchies en un être à part entière majestueux et unique.

Ce travail ne serait-il pas plutôt la volonté d'exister au travers de votre porte-monnaie ?

Pourrais-je nier mon envie d'être riche ?

Il s'agit bien d'une aspiration liée à toute la jeunesse et même étendue à toute la société actuelle. Avoir les moyens des réaliser ses envies. Si avec mon livre je pouvais me donner les moyens de réaliser mes envies, je pourrais acheter un appartement dans lequel nous vivrions avec Gaëlle. L'idée même que ce qui naissait sous ma plume était comparable à des billets de cinq cents francs n'a pas pu être sans influence, non seulement sur la poursuite de mon ouvrage mais aussi sur la façon dont il fallait que je vous prenne par la main pour vous séduire. Je sens mon professeur de philosophie rouler des gros yeux "Un élève me rendrait un tel devoir, je le lui renverrais immédiatement avec comme annotation : nombrilisme exacerbé appuyé par une lourdeur provocante".

Cet argent que j'attends est aussi la reconnaissance réelle et palpable de mon travail. Personne n'est avare de ses flatteries car elles ne coûtent rien. Mais lorsqu'il faut ouvrir le porte-feuille, on mesure réellement l'intérêt que le lecteur a porté sur l'oeuvre (ou sur le torchon selon les cas). Je sens Philippe bouillir, il est revenu à la maison et m'a demandé ce qui m'avait pris d'écrire cela, qu'il pensait que je travaillais de façon désintéressée, un peu pour juste pouvoir dire à nos enfants : "Quant j'étais jeune, sisi j'ai été jeune, quand j'étais jeune j'ai écrit un livre. Personne n'en a entendu parler, mais je l'ai écrit, c'est ma récompense.". Philippe ne touche pas cette réalité du doigt, il dit qu'il abandonnerait volontiers ses droits d'auteurs sur son premier livre pourvu que le public le reconnaisse. De toute façons le problème ne se pose pas.

Pour faire bondir mon professeur de philosophie décidément si cartésien dans ses envies de logique, voici une petite partie en plus non prévue par le programme mais essentielle, il me semble. Celle de la manipulation. Je vous manipule, je vous emporte sur des sentiers où vos pieds s'enfoncent dans vos conceptions personnelles, dans votre perception viscérale de la vie. J'en éprouve un grand plaisir. Je vous tiens par la main et je vous pousse à accepter l'inacceptable. Une fois ce livre terminé, vous devez avoir la terrible impression de vous être accroché à moi pour suivre ce semblant de roman policier.

Donc vous devez êtes convaincu que sans vous, jamais j'aurais vidé mon stylo plume pour des prunes. ("Monsieur Gros, cette phrase est ridicule").

Au fait Philippe, si tu te sens si mal et qu'aucun médicament ne fait du bon ouvrage, pourquoi n'utilises-tu pas l'énergitophème...

La première partie est un gros pavé bien difficile à digérer. Vous avez vraiment l'impression de lire un texte qui ne vous est pas destiné. Ce que les commerciaux appellent les motifs de vente, ou bien les réunions pour promouvoir les techniques de vente. Que voulez-vous, mon esprit est calqué sur les études que j'ai suivies, et on m'a appris à penser en systèmes d'offres et de demande, je réponds donc avec mon offre à une part de marché déjà existante. Et puis s'agit t'il d'une vérité si difficile à accepter ?

Ahh enfin la suite ! Il m'arrive en tant que lecteur d'avoir envie de connaître la fin, de comprendre tout de suite d'avaler en quelques instants le reste de pages composant la conclusion, tiraillé par une dévorante curiosité. Pour ma part, les romans de Stephen King en sont le meilleur exemple. Il y a longtemps que vous devez avoir dépassé ce stade. Vous êtes formidables, vraiment, vous appartenez à la catégorie du lectorat qui lit parce qu'il le faut. Il faut que vous sachiez comment je vais finir, quelles nouveautés je vais pouvoir inscrire dans cet écrit. Que motive un lecteur si ce n'est la curiosité ?

" Il n'y a que la vérité qui blesse."

Philippe se sert de moi, il est incapable de parler de ses propres problèmes. D'ailleurs à qui ? Qui pourrait enchaîner une conversation avec lui en pensant (censuré) ( je me permets de citer cette phrase que Philippe a odieusement extraite de ma poubelle ).

" Tu sais bien comment je suis. Caché derrière l'écran de mon ordinateur, ou bien derrière un minitel, je peux encore faire illusion, mais face à une fille de mon âge... Un femme en fait... que puis-faire ? J'ai longtemps cru que le jour de la puberté venant, je deviendrais subitement attractif... Je déplore de n'être pas resté un enfant plus longtemps. Mon esprit n'était alors pas encombré de ces désirs à la fois inavouables et inassouvis. J'étais libre."

Bien Philippe, je t'offre un bon point. C'est bien d'éclairer les lectrices sur tes intentions futures. Bon, alors maintenant que tu as dit tout ce que tu avais à dire. On peut le continuer ce livre ? Ou bien juges-tu inutile d'en faire d'avantage ?

Ce n'est pas de l'art, c'est du désespoir.

" Dans la haute opinion que je me suis fait de moi, je m'accorde le droit de fréquenter une personne capable de juguler ma pensée. Pour juguler ma pensée, elle devra juguler mon corps. Pour juguler mon corps, elle devra m'approcher. Pour m'approcher... elle devra m'aimer beaucoup."

Je n'en dis pas plus à ce propos, mais je trouve cela lamentable. Monsieur Lhardy, vous êtes assez grand pour garder cela pour vous, comme tout le monde, et pour choisir dans le lot des personnes que vos côtoyez, celle qui siée le mieux. Et puis vous vous prenez les pieds dans votre complexe d'infériorité.

Lettre au lecteur.

Cher lecteur,

Sachez que c'est à titre personnel que je vous adresse cette lettre. A ce titre, je vous demanderais un peu de bonté et de reconnaissance. (.censuré.) .Il n'est pas évident d'accepter la réalité en face. Vous partagez avec moi le lourd secret qui rend mon camarade si inaccessible par moment.

Je profite de cette lettre pour vous signaler qu'il est désormais peu probable qu'il ait pu écrire certaines pages qui font référence à des souvenirs qu'il a forcément inventés. Vous devez donc conclure que je suis seul responsable de cet écrit. Je tiens à ce que cela se sache. Je n'ai plus de raison de protéger Philippe, puisque je le paie pour son travail de frappe (qu'il effectue d'ailleurs à merveille, lorsqu'il n'ajoute pas de fautes d'orthographes).

Dans l'impatience d'avoir des nouvelles un jour de vous.

Serge Gros

PS : Je ne vous en veux pas d'avoir été faible et de n'avoir pas dénoncé Art Stanford à temps. Chacun a ses faiblesse. Vous croyez certainement que d'être de l'autre côté du livre vous oblige à être passif. Trop de gens le croient.

Bon, maintenant quel effet cela peut-il vous faire de savoir que ni Serge ni Philippe ne sont à l'origine de cet écrit. Que Mireille existe belle et bien puisqu'elle est aujourd'hui sous surveillance chez elle et qu'elle communique avec Philippe à l'aide du téléphone branché sur leurs ordinateurs. Mireille sait que jamais elle ne pourra écrire la vérité, mais il lui faut décharger sa conscience de sa vérité.

" Craigniez la mort car la réincarnation n'aura plus de sens le jour où toute trace de vie aura disparue sur cette terre. Le soleil s'éteindra dans deux milliard d'années, la numérologie me l'a dit ".

J'espère qu'un jour ce texte sera analysé par des petits yeux d'élèves. Hélas, ils n'y verront qu'une source d'ennui puisque le texte aura été tronqué. Cela me ferait plaisir de pouvoir lire un jour un commentaire composé traitant de ce livre.

Pourquoi "Lutte avec l'insomnie " ?

Vous le savez, je dors très mal, j'ai de ces rêves qui lorsque je me réveille laissent dans mon esprit une teinte noirâtre et charbonneuse. A qui puis-je en vouloir, si ce n'est à moi-même ? Gaëlle qui lit en ce moment par dessus mon épaule ce que j'écris me dit que c'est me faire du mal que d'en parler. Je n'aurais pas du appuyer sur la gâchette, ou bien viser ailleurs, la main par exemple. Ce passé m'encombre, mais celui-là je ne peux hélas plus le changer. Il a déjà été écrit et vous avez subi beaucoup de retours en arrière pour accepter que je réécrive l'histoire. Si je réécrivais l'histoire je deviendrais un écrivain célèbre, j'achèterai un joli pavillon par exemple à Courdimanche et je m'installerais avec Gaëlle pour fonder un foyer. Je rendrais à ma mère les enfants qu'elle ne peut plus avoir et nous vivrions heureux, sans tourments. C'est encore possible. A vous de jouer maintenant.

Philippe c'est absenté quelques jours, il est parait-il, au repos au bord de la mer. Il semblerait que l'air du large ne lui réussisse pas. Reviens vite, j'ai besoin de toi pour taper la suite de mon bouquin.

Qu'est-ce que je veux vous prouver ?

Peut être que personne ne détient la vérité, tout simplement. Que rien est définitif tant qu'il y a de la vie. Que seul le passé réel est inamovible, indéformable. Je ne suis jamais vraiment sorti de l'idée que la vie n'était qu'un rêve dans lequel il y a des règles à respecter. La profondeur de la réflexion est toujours nulle vis à vis de la réalité mais la réalité semble toujours mince quand on songe à l'imaginaire.

On peut philosopher, on peut sombrer dans un discours hermétique dépourvu d'accroches vécues, dans une métaphysique suicidaire. La réalité est bien plus forte bien plus vibrante qu'un texte même le plus nébuleux. Mon message est clair. Vivez, vivez intensément et laissez aussi les autres vivre intensément. Vous avez tous le droit à votre part de bonheur. Que vous soyez intelligents comme moi, petits comme Philippe, jolies comme Sophie ou Annabelle, désirables comme Gaëlle ou bien Anthony, monstrueux comme Eric ou même sur un lit d'hôpital comme Julien. Rien ne doit vous empêcher de montrer ce que vous êtes, jetez à la poubelle vos complexes, ils ne font qu'aggraver leurs sources qui est en elle-même un poids à supporter. Et il faut du courage, du courage contre vos petites faiblesses, du courage pour assumer ce que de toute façon vous n'êtes pas en mesure de changer. N'est-ce pas Philippe ?

Sur de longs passages descriptifs, nombreux sont ceux qui évitent certains mots, pour s'attacher au simple fil conducteur. Ne faîtes pas semblant, je vous ai vu. Donc, vos yeux déjà n'ont pas parcourus les même choses. Puis votre interprétation peut être totalement différente selon ce que vous voulez croire du livre. Ainsi la phrase:" Véronique ferme lentement les yeux et les rouvre sans perdre Anthony du regard " (Chapitre 2) peut être aisément comprise de trois manières différentes. Une de ces façon prend le narrateur pour un imbécile, car il semble évident qu'on ne peut suivre quelqu'un du regard en conservant les yeux clos... Une autre serait de dire que si Véronique continue de voir Anthony, bien que ses yeux se ferment peut-être est-ce uniquement parce qu'elle l'imagine tel qu'il est et que la réalité de sa vision se superpose à son imagination, une métaphore de la connivence amoureuse. Il se peut tout autant que vous soyez passés sur cette phrase sans même déceler une quelconque anomalie. Ainsi entre ces trois lecteurs, le premier dénigrera le texte le trouvant bêtifiant, le second le trouvera profond et le troisième ni trouvera rien d'autre qu'un blabla continu. Ce livre c'est donc vous qui en faites ce qui en voulez. Vous prenez les idées qui sont en phase avec vos raisonnements et vous jetez les autres. Principe classique de la dissonance psychologique, de la difficulté de se remettre en question.

Attention : logique à suivre attentivement.

Ce livre contient une petite partie d'une vie que je vous ai écrit, donc ce livre contient une partie de votre vie. Au titre des exemples, le voyage à dos de mouche, la mort de Julien : des événements marquants. Votre vie doit être normale donc inintéressante pour le livre. Par l'utilisation de la remarque au chapitre de l'inutile, il revient au même de faire l'ellipse pure et simple de la banalité dans un roman que de l'étaler. On peut donc considérer que ne parler que des événements frappants de votre vie revient à parler de votre vie en entier. Par ce raisonnement toute votre vie est contenue dans les pages précédentes. Vous appartenez au livre.

Ce livre vous l'avez acheté donc il vous appartient.

Puisque le livre vous appartient et que vous appartenez au livre donc vous êtes le livre.

Vos esprits mutuellement différents assemblent chacun différemment les perles formant le collier de mon histoire. En sus, vous possédez à quelques endroits la possibilité libre de fabriquer de vos propres mains ma vie. Vous me faîtes vivre à vous tous des centaines de destinées différentes. Vous me multipliez; je deviens divin.

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