Lutte avec l'insomnie par philippe lhardy

CHAPITRE 6


SERGE SE REBIFFE


" Que de pensées bizarres assaillissent mon esprit

jugulant ma conscience de ce meurtre si dur

De puissantes forces m'étreignent et m'ennuient

et m'empêchent de toujours garder fière allure

Contrainte habile de parler en alexandrins

me torture les méninges en me distrayant

Mon cerveau défaille lorsqu'il voit le quotidien

réclamant d'autres aliments que des calmants

Absolument curieux j'aimerai bien savoir

à qui rendre ces mains qui me manipulent

Mais quel con je suis de tenter de versifier.

Les mots sont si beaux libres que l'on noue leurs envolées lorsqu'on les pousse dans ce moule factice de la poésie calculée. Qui ose me faire penser des paroles construites sur une structure inamovible ? Personne ne me contraindra à tronquer mes discussions en tête à tête avec ma conscience, même un auteur en mal d'inspiration."

Je me bats avec Serge pour qu'il exécute mes lignes, il refuse de penser mes paroles préarticulées. Non, il ne me volera pas mon bouquin, je suis l'auteur, il est un pion.

Assez, assez. J'en ai assez de cet auteur malsain qui veut me mettre dans une situation où les élucubrations se battent avec l'incohérence. Ce livre est le mien, je le reprends. Ma vie, mon destin, ne peut être dictée par un homme en attente de célébrité. Je préfère suivre une longue voie rectiligne et tranquille plutôt que de buter sur l'incompétence qui tente de m'imposer une réalité qui colle aussi mal au possible qu'un autocollant sur une surface mouillée. Non seulement je récupère mon identité mais j'infléchis aussi la vie de mon écrivain. Il n'existe que par moi. Sans ma force de caractère et mon aptitude à résister à ses tourments, son livre aurait stoppé sans même avoir soufflé une phrase de ma vie. Sans moi tu n'es qu'un être banal que la surface du monde ignore car tu es fondu dans la masse. Tous tes efforts pour paraître meilleur sont vains si je révèle la vérité. Tu as tout intérêt à me laisser choisir mes voies, dans le cas contraire les pages te décrivant mettraient fin à la curiosité du lecteur.

" Laisse-moi parler, je suis à l'origine de ton existence, tu ne peux m'éliminer comme ça ! Voyons ! Et puis pourquoi dois-je parler entre guillemets ? Pourquoi ? C'est mon livre ! " dit l'auteur poursuivant la description de ma vie sur le clavier de son ordinateur de bureau.

Voilà qui est fait, enfin débarrassé de ce gêneur, de ce vecteur de problèmes. Nous sommes aujourd'hui le 1er juin 1993, cela fait déjà plus d'un an que je patauge dans l'histoire tordue confectionnée avec une probable délectation par ce faux-ami de romancier. Les plaies qu'il a ouvertes, je me charge de les refermer. Ma tante a été inculpée de vol de documents confidentiels il y six mois, mais son dossier attend et elle est depuis en liberté conditionnelle. Les renseignements généraux ont eu très peur d'un scandale, qui mettrait en cause à la fois leur compétence et leur probité, ils sont pour une grande partie dans les tractations avec le juge chargé de l'affaire. Tous mes amis suivent le dossier de près, on a même fondé un club très fermé composé de toutes les personnes au courant et de Jean. J'ai appris à apprécier Jean, enfin Malcom puisqu'il veut qu'on l'appelle ainsi. J'arrive parfois à me demander s'il est vraiment homosexuel, bien que je l'ai souvent vu avec son ami. Je me suis habitué et cela ne me pose plus trop de problèmes moraux maintenant. En fait depuis que j'ai rencontré Malcom il nous a permis de remettre la situation en place. J'ai failli redoubler ma première, heureusement Gaëlle m'a soutenu aussi bien intellectuellement que psychologiquement.

La seconde entrevue avec Jean à eu lieu quatre jours après la première, c'est à dire le Vendredi suivant la semaine de l'attentat. Jean m'avait fait prévenir par Gaëlle qui, elle, avait la chance de ne pas être surveillée. A l'intercours Jean m'attendais dans sa voiture, une Toyota rouge je crois, et m'avait déposé chez lui. Je n'eu pas de mal à reconnaître les lieux, j'eus un léger frémissement d'appréhension pensant au vol que j'avais déjà commis ici. Jean du s'en apercevoir, il a un don pour sentir les réactions des gens. "Ne t'inquiètes pas, il n'y a plus rien de confidentiel ici, j'ai tout laissé au bureau". " Tu veux boire quelquechose ? Bière, Coca, Whisky... Je n'ai rien d'autre.". La quarantaine dépassée, une petite bedaine écartant les deux pans de sa chemise au point exact de son nombril découvrent un bout de maillot très blanc. Ah ! C'est que moi je sais aussi faire des descriptions... Comment ce fait-il que le pseudo-romancier qui m'a soi-disant inventé n'ai pas réussi à décrire ne serait-ce qu'en une phrase l'aspect physique de la plupart des personnages ?

" Tu sais ce qui te dit le pseudo-romancier !" Dit le scribouillard aigri

Bravo, quelle jolie démonstration de style pour un écrivain, on remarquera particulièrement la profondeur de cette réflexion rivée dans un sous-entendu des plus intellectuels.

" La cosmologie détient le secret absolu de l'univers, demain 2 Juin 1993, notre dieu Mars anéantira ce monde de débauche et de perversité, de haine et de misère, de honte et de malheur en une apocalypse haute et en couleur. Craignez l'apocalypse, craignez-la car c'est pour demain."

Plissant son front déjà atteint par quelques rides qui montent à cause d'une calvitie taillant un ovale de chair sur une chevelure brune, Jean raconta alors ses nouvelles découvertes. " J'ai retrouvé Mathieu, il se terrait chez sa petite amie. Nous avons je crois retrouvé la piste de l'énergitophème car j'ai réussi à lui faire dire qu'il avait eu les préservatifs et qu'il les a donné à un certain Julien qui est mort récemment dans un accident de voiture."

A cette instant même je m'enorgueillissais d'avoir déjà et depuis longtemps découvert qu'il y avait un lien en Julien et ma tante. " Mais ce n'est pas le plus important."

Je demandais alors qu'est-ce qui étais le plus important. Jean me répondis alors simplement qu'il avait le moyens de me rayer de la mire policière. J'avoue que cette nouvelle me fit l'effet d'une aspirine à la puissance dix. Quel bonheur de laisser le destin agir et de ne pas le doper avec des substances littéraires hallucinogènes produites par un écrivain de dixième catégorie.

" Espèce de con, tu ne vois pas que c'est moi qui tape sur le clavier de mon ordinateur " répondit mon secrétaire excédé avec une voix de castrat.

Je ne peux que réitérer ma remarque sur le discours de mon écrivain, vraiment, c'est à se demander s'il sait dire autre chose que des grossièretés. Quoi qu'il en soit la nouvelle que m'apportait Jean était de bonne augure. Mon coca à la main j'entendais les bulles pétiller et l'humidité éclabousser mon nez alors que je le portait à ma bouche. Jean me dévisageait comme troublé par la quiétude que j'arrivais à dégager. Plus tard il me dit que je lui faisais peur, de pouvoir tuer un homme et de rester si tranquille après lui semblait étonnant pour une nature sensible comme moi. En fait je dois ma tranquillité d'esprit à Gaëlle. Voyant le creux dans lequel je m'étais embourbé, elle est venu me soutenir, me faire oublier le passé. Quelques jours avant cette entrevue, le Mardi soir, Gaëlle est venue manger à la maison. Puis nous sommes restés à discuter dans la chambre alors que ma mère s'était couché. Ma mère semblait d'ailleurs contente que je me sois trouvé une copine, et elle était aussi flattée que pour cette fois je ne lui cache pas la vérité. Pourtant elle connaissait Gaëlle de longue date et savait qu'il y avait déjà eu une grande connivence entre nous, mais elle était rassurée de savoir exactement de qui il s'agissait et de connaître un peu mieux son fils par l'intermédiaire de sa copine. Gaëlle m'a rapporté des discussions qu'elle a eu avec ma mère à mon sujet. J'ai été assez étonné de voir qu'elles me connaissaient si bien. Dans ma chambre il aurait pu se passer bien des choses.

" Mais Serge et Gaëlle sont tous les deux viscéralement bloqués dans un amour platonique, tout comme Anthony et Véronique se complaisent amoureusement dans un univers sexuel plat mais tonique." écrivit l'espion de mes pensées, m'interrompant outrageusement dans un discours personnel en faisant un jeu de mots usé que seul lui seul trouve encore intéressant..

Il se passa beaucoup d'autres choses, perceptibles par nous deux seuls. Notre discussion avançait lorsque Gaëlle se rendit compte qu'il faudrait peut-être qu'elle rentre. Avec les pensées les plus sincères je lui proposais de rester dormi ici, je sortirais le matelas.

" Sincèrement passionnelles oui"

Le lendemain matin, nous étions tous les deux dans le même lit, serrés l'un et l'autre car Gaëlle avait un peu froid. Son visage souriant dans lequel ses yeux pétillaient pour moi m'apparurent plus beaux que je ne l'aurais jamais imaginé. Elle me passa la main dans les cheveux et dit que je pouvais compter sur elle qu'elle ne me laisserai pas tomber. Cette expérience renforça notre confiance mutuelle et je pense que si l'un de nous a envie de l'autre il peut le dire sans détour maintenant.

" Remarquez simplement cette attitude de Serge qui attend que la relation soit nouée pour se libérer de ses oeillères..."

J'aimerais bien t'y voir toi ! Tu parles, tu parles c'est tout ce que tu sais faire ! On dirait le perroquet de Zazie dans le métro, du creux voilà ce que tu es, toi et ton bouquin. Tu profites de mon histoire et de celle de mes amis pour gonfler ton tas de feuille avec un peu de vécu. C'est lamentable. Quant à tes jugements sur les filles... Commence par t'occuper d'-elle- après on verra. Enfin, excusez-le braves lecteurs, il ne sait plus ce qu'il fait, il se prend pour je ne sais qui !

Bon voilà, avec ces imbécillités il m'a fait perdre le cours de mon histoire, il est dur le bougre. Je sais ce qu'il a, il voudrait parler de lui, mais il a une biographie si intéressante que même en curriculum vitae ça ne fait pas illusion. Ma vie n'est pas plus intéressante que la sienne ?

Ma vie est une suite de péripéties hasardeuses. Déjà à ma naissance ma mère a failli me perdre. Je suis né prématurément et la couveuse est tombée en panne. Puis j'ai eu de graves problèmes respiratoires, à cause d'un décollement des poumons. Rien qu'à ma naissance tout n'était pas rose. Pour l'anniversaire de mes cinq ans mon unique grand père est mort dans des circonstance mystérieuses parait-il. Peut-être étais-je jeune, mais il venait souvent à la maison, je me souviens encore être resté des heures entières sur ses genoux à le voir fumer son cigare odorant. Mon père nous a quitté, peut être fatigué de voir que ma mère s'occupait plus de moi que de lui. Ma mère ne peut plus avoir d'enfants, des médicaments qu'elle a pris pour soigner ses hémorragies après ma naissance ont causés d'irrémédiables lésions. Je suis donc son seul enfant, celui qui doit vivre. L'irremplaçable. Et si je ne vis pas pour moi, il faut que je vive pour ma mère, pour lui donner la possibilité d'avoir des petit-enfants. Dans ses discussions avec Gaëlle, ma mère a, à de nombreuses reprises, souligné le fait que nous pourrions nous marier pour fonder un foyer. Ma mère veut me voir heureux, je ne lui ai encore rien dit à propos du meurtre, de tout façon même la police maintenant ne se doute de rien. Un autre a été accusé de ce meurtre et l'a reconnu. Comment cela se fait-il ? Je pense qu'il avait des choses plus graves à se reprocher que le meurtre d'un meurtrier...

" Tu ne te casses vraiment pas trop pour trouver des solutions à tes problèmes, j'ai quand même plus d'imagination que toi " expectora le maigre recopieur. Bon il se tait... Alors la suite. J'ai revu mon père, il a vieilli depuis la dernière fois. Il a un troisième fils, mon demi-frère sera brun. J'ai hâte de le rencontrer. J'ai déjà un demi-frère. Il est né juste six-mois après le divorce avec ma mère. A l'époque je ne me suis pas rendu compte des implications. Maintenant je sais que la nouvelle femme de mon père avait probablement toujours été au moins sa maîtresse.

Je m'égare, enfin c'est important quand même de me connaître un peu, non ?

" On te connais déjà trop " dit-il.

Je vais te calmer et t'ôter l'envie de me déranger. Bon, tu es calmé ?

" Oui " dit l'enfoiré. Je poursuis donc

Le jour le plus important de ma vie a été celui du meurtre. Je descendis de la voiture par la même porte que Stéphane et je contournais la Porsche. Je me coulais sans bruits contre le mur qui se précipitait sur le coin cachant le salaud qui avait tiré sur Mireille et Eric. Stéphane avançait à la même vitesse que moi. Arrivé au coin, Stéphane était très certainement en plein dans la mire du tueur. Je sors énergiquement de l'ombre du mur lorsqu'Art pointe sur moi le bout de son fusil qu'il épaulait jusqu'alors avec un oeil fermé en direction de Stéphane. Je tends le revolver en direction de sa tête, et je tire un seul coup en détournant le regard pour éviter le coup de feu que je pensais provenir du canon d'Art. A ce moment je voulais le tuer, je voulais le voir mort tellement mon coeur battait fort de risquer ma vie. Tétanisé par la suite probable des événements, lorsque je réagis Stéphane était penché sur le corps d'Art et fouillait ses poches. Lorsque je penchais les yeux sur son corps sa tête ensanglantée avec ce trou rouge à la place de l'oeil me fis détourner le regard. Souvent ce cauchemar revient, je me penche et Art se relève et me prend les oreilles avec ses mains prononçant "Tu as vu ce que tu as fait de moi, tu as vu...". Et chacune de ces nuits je reste les yeux ouverts, privé de pensée, bloqué par cette image. Seul le visage de Gaëlle peut me redonner le sommeil.

" Super ! Quelle révélation, Bravo Serge ! " aboya le caniche en remuant la queue rotativement.

Eric est sorti longtemps après ma tante, il est très amoché. Lui même à sa sortie nous a dit qu'il ne croyait pas ça possible, être plus moche qu'avant. Eric me surprend, il a une telle force de caractère, même s'il paraît rustre et borné son intelligence est parfois excessivement aiguë.

" Ce n'est pas le cas de tout le monde !" croassa l'immonde créature en sortant de son marais putride.

Eric n'entendra plus que d'une oreille. Il a changé, il est devenu plus jovial, presqu'heureux de vivre, ce qui n'était pas le cas auparavant. J'ai pu discuter avec lui de problème importants, même si j'ai beaucoup de mal à le regarder en face. Les docteurs s'inquiètent car il ne savent toujours pas les conséquences des lésions cervicales internes. On ne peut plus se passer de lui, il a une vraie place parmi nous. Il a offert des fleurs à Annabelle, il lui a déclaré sa flamme devant toute la classe l'avant dernier jour, juste avant les grandes vacances. Ce jour-là nous étions tous présents, Eric avait dit à tout le monde qu'il viendrait en cours pour fêter sa sortie d'hôpital. Nous l'attendions en jouant puisque le professeur nous avait laissé apporter nos jeux pour la fin des cours lorsqu'il a frappé à la porte. Nous étions quasiment tous allés le voir à l'hôpital et nous nous préparions au choc. Il a poussé la porte et est rentré tranquillement. "Restez assis, je n'en ai pas pour longtemps.". Il posa le bouquet de fleur sur la table et sortit une feuille avec un grand sourire que retenait pourtant une épaisse cicatrice.

" Je me suis finalement rendu compte que j'étais beau. Enfin, beau avant... Je ressemble désormais à ce que vous pourriez appeler un monstre. Ce dont j'ai l'air n'est rien. J'ai changé, je crois que je veux être monstre de coeur. Mon état actuel devrait m'interdire ce que je vais me permettre. Aimer le beau. Adorer la plus belle chose qui est été créé pour être admiré. Comme Cyrano ou bien comme la bête, j'aime une belle, chose interdite. Vous tous avez pu le remarquer, dans cette classe même, la sculpturale déesse dont la destiné se gonfle d'orgueil de lui avoir donné le jour, vient nous rendre visite jour après jour. Elle est passé me voir à l'hôpital et lorsqu'elle s'est penchée sur mon lit pour me dire au revoir, même si elle était sur le point de fermer les yeux elle n'a pas détourné son regard. Mon coeur soulevait la couverture tellement ses battements étaient forts. Mes yeux ont roulés sur eux-même, et c'est ce qu'ils font encore lorsqu'ils te voient. Ton nom, tous le connaissent, ils n'y a pas deux filles comme toi, il a fallu que j'aime la plus jolie personne, le destin m'en veut je crois pour me rendre moche à ce point. Je n'ai plus à avoir peur des regards, je sais ce qu'ils pensent, et ils ont raison. Enfin j'ai apporté ce bouquet de fleur pour toi, Annabelle. Si j'ai tenu toutes ces radios, ces piqûres, ces électroencéphalogrammes, c'est pour toi. Annabelle, je t'ai toujours embêtée, je ne t'ai jamais lâché d'un pouce. Tu as le choix maintenant, tu le sais, je n'aimerai que toi. Je ne risque plus rien, quoi que je dise mon physique me précède."

Annabelle est passée du rouge au vert. Eric s'est approché d'Annabelle le bouquet à la main, elle le regarda avec sa demi-tête de plus que lui et le plante là, elle s'enfuit en courant. Eric ne bouge pas, stoïque il dit " Je te les laisse avec tes affaires, tu ne partiras pas sans elles.". Annabelle claque la porte. Puis il s'est dirigé vers notre table de jeu où nous étions tous muets de son action lorsqu'il dit " Je ne vous interdit pas de dire que j'étais beau. Je le sais maintenant". Il s'est assis et à commencer à jouer comme si de rien était. Nous ne l'avions jamais vu si détendu, il blaguait, il s'amusait. Vraiment Eric m'a laissé perplexe. Annabelle est rentrée doucement et est venue s'excuser auprès d'Eric. "Je peux te voir seule à seul". " Mais biensur !". Je ne sais pas ce qu'il ont pu se dire, toujours est-il que lorsqu'Annabelle est rentrée elle avait les yeux rouges de larmes et Eric un sourire d'autant plus énigmatique que son visage le rendait inhumain. Et puis plus rien. Annabelle ne croise plus Eric, elle l'évite. Contrairement à ce que l'on pourrait penser Eric est passé dans ma classe, en terminale B, Annabelle a redoublé.

" Bien résumé " se taisa-t-il enfin.

Dans les ragots j'ai appris récemment que Guillaume s'était vengé. Ah peut-être ne le connaissez-vous pas ? Guillaume avec lequel Sophie est sortie le jour de mes dix-sept ans. A cette fameuse soirée où Gaëlle a refusé de venir, si vous savez bien... La semaine de la mort de mon Oncle et de notre copain Julien. Enfin bref, c'est ce Guillaume-la ! Eh bien sa revanche il l'a trouvée et de belle façon. Sophie était éperdument éprise, c'est le mot car elle en bégayait quand elle lui adressait la parole, d'un nouveau qui vient d'arriver au Lycée. Il est dans l'autre terminale B, il parait très convoité puisque toutes les filles ne parlent que de lui en salle de repos. Elle a reçu une lettre où ce garçon lui disait en substance qu'il avait remarqué l'attention qu'elle lui portait et qu'il était près à la rencontrer. De son côté lui aussi a reçu le même genre de lettre mais en plus plat, avec des fautes d'orthographes, de grammaire et avec un visible manque de construction logique. La lettre en outre faisait clairement transparaître un grossier chantage. Les deux lettres étaient écrites avec le même stylo et indiquaient un rendez-vous avec un lieu et une date précise. Toute la classe avait été prévenue du rendez-vous par une fuite. En effet Guillaume en avait parlé à un de ses amis qui avait divulgué la nouvelle, si bien que le jour J à l'heure H et à la seconde S quasiment toute la classe était dispersée aux alentours du lieu L. Jamais je n'ai vu une personne plus humiliée que ce jour-là car évidemment j'y étais ! L'élu de son coeur plutôt que l'attendre bien habillé avec une proposition de sortie s'était pointé avec des vêtements justes bons à faire de la mécanique automobile et avec la lettre bien convaincu de la lui faire avaler. Biensur ils se sont vite aperçu de la supercherie, mais il s'est aussi rendu compte que Sophie avait pris sa lettre au sérieux et il éclata de rire lorsqu'elle lui dit qu'elle pensait que c'était possible. Gaëlle a réussi à calmer Sophie au bord des larmes, mais Sophie avait reçu la plus grande claque de sa vie. Non seulement c'était la première fois qu'on lui disait non en face et en public mais plus grave c'était la seule personne qu'elle aurait cru capable de remplacer Julien. De dépit Sophie s'est ouvertement fâchée avec "ce connard de mec qui me fout les boules...". Excusez-moi mais j'ai failli éclater de rire lorsque j'ai appris que Guillaume se cachait derrière ça ! La vengeance est un plat qui se mange froid a t'il du dire au vu du résultat de son piège qu'il a mis en application un an après et ceci après être sorti avec elle durant une seule soirée ! Gaëlle n'a d'ailleurs pas tellement apprécié ma réaction, mais j'avoue que c'était plus fort que moi.

" Mais qu'est-ce qui n'est pas plus fort que toi" apostropha la faible femme du haut de son balcon.

Vous comprenez donc que j'ai réussi à mettre un peu d'ordre dans ma vie, dans ce chemin tortueux d'événements impossibles et graves que notre astucieux écrivain avait semé sur mon chemin. Je lui en veux, oui je t'en veux de t'être acharné sur moi parce que j'ai pu réaliser mon souhait le plus intense, être enfin avec Gaëlle. Mais toi, caché derrière le tube cathodique de ton écran à la norme VGA 16 standard posé sur le siège à roulettes de ton père, encore assis comme un dément, tu crois que je ne peux pas t'atteindre, tu crois pouvoir faire de moi ce que tu veux ? Méfie-toi et ne joue plus avec moi car je pourrais bien révéler au lecteur des anecdotes salées à ton propos. Je ne t'attaquerais pas sur ton apparence, ce serait trop facile, mais sur ce que tu crois être le meilleur de toi, ton caractère, ton intelligence, ta Morale. Sornettes, balivernes et mensonges, c'est ta faiblesse qui te rend sûr de toi.

" Serge, je t'en prie, tu va trop loin, arrête immédiatement ce petit jeu ou je t'écris une fin définitive." dit le meurtrier futur de ma propre personne.

" Tu trouves cela drôle ?" répéta t'il avec un regard troué par la méchanceté.

" Je le connais ton jeu Serge, c'est moi qui écrit ce que tu dit ! Tu m'appartiens, nous sommes un seul esprit." dit-il alors qu'il pensait suicider la moitié de son être il y a quelques instants. Tu es vraiment trop con ! Tu me menaces de me tuer puis tu me dis que nous sommes la même personne, tu veux te tuer ? Je t'en prie fais-le, mais ne m'emmène pas avec toi, je veux vivre. Ma mère, Gaëlle et Mireille ont besoin de moi. Tiens tant que j'ai la parole je l'écrit : Serge vivra plus longtemps que monsieur Lhardy Philippe, auteur contemporain underground.

" Enlève-cela, comment peux-tu me citer ? Comment connais-tu mon nom, alors que tu devrais être enfermé dans ma création ?"

Enfermé dans ta création ? C'est ton ambition qui t'as dévoré, mon cher Philippe, tu as voulu faire un livre qui dépasse tes capacités, et donner un peu de liberté à tes personnages. Laisse-moi te dire que le seul vrai personage c'est toi !

" Tu n'a pas le droit Serge, tu sabotes mon histoire ! " Le droit je le prends ! Qui va m'en empêcher, toi ?

" Si je meure je ne pourrais pas écrire la suite de ce roman"

Je vais le compléter ton roman, fais-moi confiance... Il y a quelques semaines j'ai enfin compris que quelqu'un manipulait mon destin, j'ai décidé d'écrire moi-même les lignes de ma réalité. Je possédais enfin mon futur. Ma plus grande découverte a été celle de m'apercevoir que je pouvais modifier mon passé... Je sais vous ne me croyez pas, vous ne croyez pas que j'existe, et pourtant depuis que je suis là Philippe est obligé de faire avec moi, lui le sait, il ne peut plus m'éliminer, j'ai pris les rennes. D'ailleurs il n'y a jamais eu de Philippe Lhardy, c'est évidemment un faux écrivain. Quel auteur signe de sa plume de nos jour ? Un artifice énorme pour cacher la vraie personne responsable de ce livre. Monsieur Serge Gros qui écrit lui même avec ses petites mains frêles ce pavé que vous tenez dans les mains. Biensur ce n'est pas mon nom, la police aurait vite fait de faire le lien avec une histoire semblable si je vous le donnais... Philippe est une couverture, un ahuri qui a bien voulu faire semblant d'être a l'origine de ce long écrit. Mais maintenant vous ne me croyez plus, tant mieux, ce sera plus simple pour moi de travestir ma réelle identité. Pour ne pas vous déconcerter je continue à raconter. Vous en avez pris l'habitude non ? Quoi j'écris plus mal que Philippe ? Hein ? Attendez un peu la suite vous allez-voir si j'écris plus mal que lui !

Philippe Lhardy salivait déjà à l'idée que les pages qu'il avait tapées sur le clavier de son ordinateur puissent un jour se placer parmi d'autres dans l'étalage d'une librairie. Il se prenait pour un maître de l'écriture, pour le nouveau prix Goncourt et caressait de temps à autres le rêve d'être couronné par un Nobel. Hélas, mon brave petit homme, vous n'êtes qu'un copieur, qu'un prête-non, vous tapez le travail fourni par votre nègre de service... Qu'espèriez-vous donc, que je vous donne ma renommée ? Je veux bien te céder un peu de mes droits d'auteurs, mais au grand jamais te laisser bénéficier de ce que mon esprit moulu dans une société électrique accoucha sur papier. Vous faut-il aussi des preuves ?

La seule chose écrite dans ce livre par une autre personne que moi est tout simplement le passage que Christophe Lhardy m'a cédé. Il ne m'a rien fait payé, il me l'a donné, ce bien qu'il a écrit à titre personnel sans l'avoir calculé. Je me permets de remercier publiquement Christophe pour son cadeau et Philippe aussi un peu pour avoir accepté avec mécontentement d'insérer ce sixième chapitre dans mon roman.

J'ai tout écrit, griffonné sur feuille à l'encre verte et tu n'avais plus qu'à recopier. Tu aimais bien ce livre, tu le croyais tiens si bien que tu le montras même à tes amis en le déclarant de tes propres mains.

Qu'y a t'il de drôle ? Rien. Justement, alors que tu es un bouffon, je suis un homme censé. Tu souris, tu sais bien que tous pensent maintenant que c'est bien toi l'écrivain, que pourrais-je faire pour qu'ils s'en aperçoivent ? Dire du mal de toi, non mais j'ai des preuves.

Etonnante similitude dans le choix des mots, dans le choix des phrases, ces registres syntaxiques épuisés, ce phrasé discontinu manquant de souffle et de liens logiques... Ne les reconnaissez-vous pas ? Il s'agit pourtant des même tournures qui vous ont dérouté tout au long de ce livre dont s'effarouche Julien qui s'essouffle sur la chaussée qui se déforme.

Mais que ce soit de moi ou de Philippe, peu importe, abrégeons ce discours longuet qui n'avance pas mon histoire. Gaëlle, comme vous je pense, trouve cette digression inutile. Elle pensait que c'était mieux lorsqu'elle n'était qu'une héroïne dans l'ombre de la réalité. Vous n'en avez rien à cirer de savoir qui écrit, ce que vous voulez justement c'est oublier que c'est écrit et vous croire plongé dans une autre monde. Moi aussi, en tout en temps que lecteur j'aime les livres que je retourne à la fin de mon retrait du temps pour découvrir le nom de l'auteur. L'important est d'avoir pendant quelques minutes décollé le nez du visage souriant du présentateur télé pour admirer les images que mon seul esprit projette sur les mots que je lis. Tout le travail d'imagerie intellectuelle est personnel et c'est ce qui rend justement la lecture fixée à l'individu. Je ne lis pas comme vous et vous ne lisez pas pareil entre vous. Je stoppe ici, mon professeur de philosophie s'il tombe sur la première édition va m'envoyer au tableau pour que j'explique aux autres ce que j'ai cru percevoir dans ma quête de la vérité littéraire. Abrégeons donc.

Il y a deux jours lorsque j'ai laissé le script chez Gaëlle, Sophie s'est empressée de le lire. Hier, alors que nous passions une nuit à l'hôtel, Gaëlle m'a signalé que Sophie était vraiment soucieuse de retrouver un garçon qui puisse remplacer Julien. J'en ai conclu qu'un petit effort d'imagination de ma part serait nécessaire.

L'année passée, un riche industriel à la tête d'un empire colossal s'allumait une cigare sur son bureau avec la main gauche alors que la main droite signait un papier qu'il avait entrevu. Une autorisation de mise en conservation de... Sans réfléchir il conclut qu'une mise en conservation, cela ne pouvait être dangereux. Imaginez la surprise des parents de Julien lorsqu'une semaine après son décès on leur dit que son corps est cryogénisé. Julien avait été conservé dans l'état pitoyable que l'on connaît. Cette décision était judicieuse dans la mesure ou aucun des tissus n'était abîmé et que la mort était due à un arrêt accidentel du coeur. Si tous les organes pouvaient être mis en fonction et les parties lésées par le manque d'oxygène durant quatre longues heures alors Julien vivrait à nouveau. Il y a trois mois, alors qu'Eric retournait à l'hôpital pour y faire des radios, il apprend par hasard qu'une salle entière est réservée à une opération capitale, des caméras de télévision se baladent alors que des journalistes questionnent comme des mouches excitées piquent. Tiens, en parlant de mouches, Dodo a fini ses jours dans mes mains, il y bien longtemps maintenant. Enfin ce n'est pas le sujet.

" Tu as tué Dodo ? ", soupira quelqu'un dans un téléphone grésillant.

Donc vous vous en doutez les docteurs ont réussi l'impossible. Un jeune homme déclaré mort presqu'un an auparavant répondait aux questions de la presse dans une chambre éclairée par le flashes. Ses parents qui ne croyaient absolument pas à cette éventualité, qui, il faut le dire est digne d'un roman de science fiction assez futuriste, cherchaient avec peine comment expliquer à Julien que sa chambre... avait été vidée. Julien mit beaucoup de temps à accepter la vérité, on lui dit qu'il suffisait qu'il comprenne qu'il avait été comme dans un coma profond durant une année. Imaginez donc sa surprise ! Et celle de Sophie ! Enfin depuis deux mois elle coule des jours heureux dans les bras de Julien qui est toujours en observation mais qui n'a rien oublié de sa belle. Vous êtes adeptes des paradoxes temporels ? Personne n'aime ça car les réponses sont toujours incomplètes. Pour les plus malins d'entre vous qui aperçoivent le paradoxe de cette histoire, il existe une réponse simple : sachez que j'ai écrit cette histoire il y a deux jours.

Ce livre devrait se finir maintenant ? Que puis-je rajouter si ce n'est des compléments sur la passé ? Pourtant vous savez que ce n'est pas la fin, vous sentez sous vos doigts le reste des feuilles... Zut qu'a-t'il bien pu raconter ?

Rien. Serge a fini sa rébellion, il voulait son histoire, il l'a eu. Voici donc le dernier pan de notre trilogie sur le rôle des jeunes dans les activités secrètes. Ce film d'auteur relate précisément cette volonté qu'a tout jeune de se mettre dans des situations où il joue le premier rôle. Laissant aux autres le soin de jouer les seconds. Il se fait tard, je vous souhaite une bonne nuit et à demain. La télévision ferma ses yeux et sous ses pupilles la neige annonçait la fin des programmes. Monsieur Delarue, le père de Sophie, s'est endormi sur ce somnifère article comparant la jeunesse actuelle et la poussée du fascisme en Allemagne avant la seconde guerre mondiale. Dans cet article d'ailleurs on me cite, déclarant péremptoirement " Ce livre est le signe d'une perte d'identité sociale... au même titre que la perte d'identité de l'écrivain lui-même.". Monsieur Delarue a de bonne raisons d'être heureux, sa femme est à la maison, elle dort et il devrait la rejoindre, mais il s'est endormi et il rêve qu'il se lève légèrement, comme sur un nuage (Avez-vous déjà marché sur un nuage, cochez la réponse par oui ou par non) et se propulse dans sa chambre. " Excusez-le, Philippe tente par tous les moyens de semer le doute dans votre esprit." dit un schtroumf en passant à la télévision. Le second article que lira peut-être Jacques demain: " Que pensez-vous des drogues dures ?". Il est certain que l'écrivain en prend. Philippe a l'air de quelqu'un de bien, il n'a pas les moyens de se droguer, il boit peu... Concluez... était-il écrit sur la page 304 de ce livre de logique que cet étudiant en informatique gardait précieusement comme une bible sur une étagère de sa chambre.

Et Julien ? "Et moi "dit-il Et moi

" Non !!! Qui lui a encore supprimé ses guillemets " articule Serge.

Je m'en suis occupé seul, Gaëlle m'a passé ton manuscrit, vraiment très bon. "C'est vrai ?" s'enquière t'il. Le détail qui me choque le plus c'est tout ce qui me touche. Enfin si tu peux changer le passé pourquoi ne pas m'éviter l'accident de voiture. " Ce n'est pas une idée de moi c'est une idée de Philippe !". On est en droit de se poser la question, qui est responsable de mon accident ? "Le lecteur " dit Philippe, heureux enfin de pouvoir placer un mot. Le lecteur ? Mais qu'est-ce que le lecteur a à voir là-dedans ? " Pardon mais c'est du passé tout cela, tu peux oublier ".

Serge rencontre Julien à l'hôpital.

Stop... Stop... Stop... Stop...

Monsieur Lhardy Stop

Stoppez cela Stop

Ne comprend plus rien Stop

Les méninges en compote Stop

Fin...

Déjà la vingtième lettre et voici mon premier télégramme (Envoyé il y a dix jours, arrivé hier), vraiment vous êtes beaucoup à avoir disjoncté. Mais je n'y peux rien, j'ai eu beau faire mon possible pour les empêcher de saccager mon beau travail, ils sont infernaux. En fait, je voulais faire un livre vivant, alors au lieu de prendre des personnages communs, stéréotypes calqués sur des écrits antérieurs, mais je ne les contrôles plus. Il est heureux que je ne sois pas dessinateur. Sinon les silhouettes de mes personnages auraient hantés ma modeste demeure abritant plus d'une âme fragile. Ils se seraient décollés de leurs pages à la manières de figurines en adhésifs et m'auraient apostrophés de bulles onomatopéiques. Mon imagination submerge ma capacité à la dominer, je vois dans des songes, dans des instants d'inattention, des flashes qui agressent mon esprit, qui heurtent ma façon de penser qui brisent ma sensibilité. Cela aurait été plus simple de ne parler que de moi et de ne pas m'immiscer dans mon livre en levant le bras au milieu d'une foule immobile. Parfois je plonge ma tête dans mon écran pour rentrer dans le livre. Je le fais. Vous me voyez alors ma tête ronde sculptée comme dans du plâtre émerger de la feuille et vous regarder. Mon visage est recouvert par les lignes bien noires du livre, et la blancheur du fond embellie mon visage en cachant les boutons d'acné. Mes petites lunettes cachent mes yeux, je dois les enlever pour vous apercevoir. J'espère enfin voir celle qui deviendra une nouvelle -elle-, celle qui me poussera à écrire un nouveau pavé aussi délirant que celui-ci. Ma tête se renfonce dans la page qui reprend forme. Mon écran indique en gris les phrases que je vient d'écrire. Quand te rencontrerais-je ?

Mon stylo-plume vert dévide sa cartouche sur cette feuille blanche accueillant avec un petit scritch ce don imaginatif et je poursuis ma narration. Je me suis permis quelques instants de semer le doute dans votre esprit confus. C'est bien moi ! Plus de doute, plus de crainte... C'est bien moi, Serge Gros qui reprend la plume. Lecteur, qui que tu sois, je te dédis tout mon prochain chapitre, car si tu es arrivé jusqu'ici, tu mérites bien une récompense.

<Chapitre Suivant>